C’est une analyse importante – sous l’angle politique, juridique et institutionnel – que Mathieu Bock-Côté a publiée hier – mercredi 11 juillet – dans Le Figaro. Le grand quotidien du matin l’a fait précéder de la mention suivante : « Pour notre chroniqueur québécois, le Canada constitue l’avant-garde d’un gouvernement des juges hostile à la souveraineté populaire ». Mais, on le verra, Mathieu Bock-Côté parle tout aussi bien pour la France, notamment lorsqu’il mentionne pour la critiquer avec pertinence « la récente décision du Conseil constitutionnel de supprimer le délit de solidarité au nom du principe de fraternité, en limitant considérablement pour l’avenir la possibilité d’œuvrer contre l’immigration clandestine. » Lorsqu’il conclut : « Pour peu […] qu’on souhaite restaurer la souveraineté populaire, il faut convenir d’une chose : la question du régime vient de se rouvrir », nous savons bien que cette remise en cause du régime n’a pas le même sens pour lui que pour nous, qui sommes monarchistes. A nous de faire valoir nos arguments ! Lafautearousseau
Depuis une dizaine d’années, le Québec a amplement débattu du meilleur encadrement possible des accommodements raisonnables. Mais un rappel revenait en boucle: toute tentative de se dégager des contraintes du multiculturalisme fédéral ne passerait pas le «test des tribunaux» qui démonteraient la loi québécoise au nom de la Constitution canadienne. C’est en partie pour cela que le présent gouvernement québécois s’est contenté, avec la récente loi 62, d’un cadre minimaliste rendant obligatoire le fait d’offrir et de recevoir les services publics à visage découvert sans pousser plus loin la quête de la laïcité. Mais c’était encore trop.
Fin juin, un juge de la Cour supérieure du Québec a invalidé pratiquement le cœur de la loi sous prétexte qu’elle serait discriminatoire à l’endroit des musulmanes en niqab. Cette décision n’est pas surprenante, toutefois, si on tient compte de la transformation de la culture politique canadienne depuis le milieu des années 1980, qui a basculé dans une dynamique de judiciarisation du politique.
La logique est la suivante : dans une société pluraliste, la souveraineté populaire serait frappée d’obsolescence: elle ne serait rien d’autre que le masque de la tyrannie de la majorité. La figure du peuple elle-même est remplacée par celle de la diversité : la société se présente plutôt comme un rapport de force entre une majorité qu’il faut contenir et des minorités qu’il faut émanciper. La formule est répétée religieusement : on ne saurait soumettre les droits des minorités aux caprices de la majorité. Prises pour elles-mêmes, les revendications minoritaires, traduites en droits fondamentaux, pourraient se déployer sans entraves.
À l’abri des passions populaires, qui pousseraient toujours au populisme, les juges pourraient librement délibérer de la chose commune et des questions les plus sensibles. Cette forme de sagesse suprême prêtée aux tribunaux réactive le fantasme du despotisme éclairé. Pour emprunter le vocabulaire de l’époque, on dira que le Canada a accouché du régime démophobe par excellence.
On l’aura compris, le gouvernement des juges ne repose pas seulement sur une extension exagérée du contrôle de constitutionnalité. Les juges ne se voient plus eux-mêmes comme les interprètes, mais comme les producteurs du droit, au nom d’une interprétation créative de ce dernier, ayant peu à voir avec ce qu’on appelait traditionnellement l’intention du législateur. Ils le font au nom de la Charte des droits et libertés inscrits au cœur de la Constitution canadienne, considérée comme une sorte de texte révélé, qui porte une conception radicalisée du droit-de-l’hommisme. On constate aussi qu’ils font reposer leur compréhension de la société sur la sociologie antidiscriminatoire – c’est en son nom qu’ils entendent remodeler les rapports sociaux selon les exigences de l’égalitarisme multiculturel.
Au rythme où les enjeux collectifs remontent vers eux, les juges étendent leur empire. Les questions les plus fondamentales sont évacuées de la délibération publique. On assiste à un rétrécissement du domaine de la décision politique légitime, désormais condamnée à une forme de réduction gestionnaire. La rhétorique des droits fondamentaux permet ainsi de prendre des décisions politiques majeures sans avoir à les confronter aux préférences populaires, réduites à des humeurs mauvaises. Quel que soit le gouvernement en place, la Cour suprême le surplombe et peut le rappeler à l’ordre, et toujours, le programme diversitaire se déploie.
Des enjeux liés à la diversité aux salles de shoot en passant par la question du suicide assisté et la reconnaissance de la famille à trois parents, ce sont les tribunaux qui ont le dernier mot et qui exercent la souveraineté. Certains commentateurs ont prétendu que les tribunaux étaient particulièrement activistes dans la mesure où les politiques ne savaient pas suivre le rythme des évolutions sociétales. L’argument est bancal : on postule alors que ce sont les mutations sociétales qui doivent commander le droit, et le politique se disqualifie s’il ne sait pas suivre à bon rythme. Le droit devient dès lors un instrument privilégié d’ingénierie sociale pour forcer la transformation d’une société qui, sans les juges, se refermerait et réactiverait les systèmes discriminatoires qu’ils prétendent combattre.
On notera toutefois, comme on vient de le voir aux États-Unis avec la nomination de Brett Kavanaugh à la Cour suprême par Donald Trump, que lorsque l’activisme judiciaire change de camp, une partie du camp progressiste peut se montrer inquiète. On l’a souvent répété ces jours-ci: l’équilibre idéologique de la Cour suprême vient possiblement de basculer. L’histoire des idées nous le rappelle : si une certaine gauche mise sur la supériorité morale des tribunaux lorsqu’elle désespère d’un peuple jugé réactionnaire, elle peut se montrer méfiante devant l’aristocratie juridique quand le gouvernement des juges risque de se retourner contre le progressisme.
Sans plaquer la situation française sur celle du Canada, on constatera que la tendance au gouvernement des juges a depuis un bon moment traversé l’Atlantique, comme en témoigne la récente décision du Conseil constitutionnel de supprimer le « délit de solidarité » au nom du « principe de fraternité », en limitant considérablement pour l’avenir la possibilité d’œuvrer contre l’immigration clandestine. D’ailleurs, les souverainetés nationales sont déjà très limitées, pour ne pas dire neutralisées, par la Cour européenne des droits de l’homme, qui croit porter une conception transcendante du droit, alors que sa légitimité semble plus incertaine que ne le croient ses partisans.
Le gouvernement des juges correspond à une forme de régime post-démocratique et diversitaire qui repose sur un transfert de souveraineté dissimulé derrière les apparences de la continuité institutionnelle. Le théâtre électoral est maintenu, mais les élus disposent d’un pouvoir de plus en plus fictif. Le gouvernement des juges représente moins la nouvelle étape de la démocratie libérale que son dévoiement. Au nom du déploiement sans fin de la logique des droits, il condamne la possibilité pour un peuple de s’autodéterminer. Il programme l’impuissance du politique, qu’on maquille ensuite en forme supérieure d’humanisme. Pour peu qu’on refuse de naturaliser son avènement et qu’on souhaite restaurer la souveraineté populaire, il faut convenir d’une chose : la question du régime vient de se rouvrir. ■
Mathieu Bock-Côté est docteur en sociologie, chargé de cours aux HEC à Montréal et chroniqueur au Journal de Montréal et à Radio-Canada. Ses travaux portent principalement sur le multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question nationale québécoise. Il est l’auteur d’Exercices politiques (éd. VLB, 2013), de Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois (éd. Boréal, 2012) et de La dénationalisation tranquille (éd. Boréal, 2007). Son dernier livre, Le multiculturalisme comme religion politique, vient de paraître aux éditions du Cerf [2016].
Très cartésien . Mathieu-Bock-Côté donne un excellent article .
Cela dit , la question du régime ne se pose pas comme en France effectivement puisque le Canada fait partie de la couronne britannique .
Mais , vu ce qui est décrit de leur société avancée ( comme un camembert en date limite ) , la monarchie doit -y- être considérée , comme en Espagne : un symbole .
correctif au lieu » fait partie de la Couronne britannique » , est un Royaume attaché à la Couronne d’ Elisabeth II .
Beaucoup l’oublient en France, mais la police montée est appelée Gendarmerie Royale
Cela dit la Royauté est symbolique puisque la reine se fait représenter par un Lieutenant Général , dont, récemment, une Haïtienne , très impliquée dans la défense de la francophonie
Comme le suggère habilement Mathieu Bock-Côté pour déblayer les relations des juges avec le peuple,tout peut s’articuler grâce au double langage des premiers, car leur majorité est susceptible de changer,leur langage aussi.
Chez nous,Macron est coutumier du fait, à l’instar de tous les énarques, haut-fonctionnaires dont la mission essentielle est de ne jamais se tromper, quelle que soit la majorité au pouvoir.Leur discours habituel est toujours balancé comme il faut, avec un espace calculé laissant une place-même toute petite-à la démonstration opposée.(Je l’ai souvent expérimenté dans la vie professionnelle où ma confiance envers nos fameux Inspecteurs des Finances devaient tenir compte du décalage oratoire ou purement verbal).
Et lorsque nous nous contemplons-comme le disait ce culotté de Talleyrand-,je souffre toujours lorsqu’un quidam se prétend « monarchiste »alors que l’expression juste correspondant à un véritable idéal est bien « royaliste ».
Ce double langage se répercute sur les esprits, et c’est aussi vrai pour les juges, quelque fois avec plus de perversité et d’arrière-pensées encore !