par Dominique Souchet
Comment commémorer plus dignement qu’il n’a été fait à ce jour le centenaire du grand Soljenitsyne ? Et comment évoquer en même temps l’écrasement de la Vendée par la fureur révolutionnaire autrement que par les indignations faciles et les formules toutes faites cent fois répétées ? Le superbe récit des relations entre Alexandre Soljenitsyne et la Vendée de Dominique Souchet que le dernier numéro de la Nouvelle Revue Universelle vient de publier répond à ce souci de façon passionnante. On a là un récit précis mais aussi une réflexion à l’altitude qui convient pour évoquer en les reliant Alexandre Soljenitsyne, la révolution russe et le massacre de la Vendée. L’horreur révolutionnaire en soi-même d’un siècle l’autre. Du XVIIIe au XXe. Nous entreprenons ce dimanche d’été la publication de ce récit qui s’étendra aux jours suivants. En remerciant Dominique Souchet et la N.R.U. de nous l’avoir donné. LFAR
Présentation de la Nouvelle Revue Universelle [Extraits]
Le discours prononcé par Alexandre Soljenitsyne le 25 septembre 1993 en Vendée pour le bicentenaire du soulèvement de 1793, alors qu’il était encore en exil, fut un événement considérable : une des plus grandes autorités spirituelles du XXe siècle finissant dénonçait à la face du monde la source « vendéenne » des totalitarismes de ce siècle de fer et de sang. […]
Le rôle joué par Alexandre Soljenitsyne dans l’écroulement du Communise fut considérable. La publication en France, en 1973, de L’Archipel du Goulag, dont le manuscrit avait pu être transmis clandestinement, eut un effet déflagrateur dans l’opinion occidentale […]. Dès l’année suivante, déchu de la citoyenneté soviétique, Soljenitsyne était expulsé d’URSS et s’exilait aux États-Unis, dans le Vermont où il dut demeurer vingt ans. Autorisé à retourner en Russie en 1994 […] il est mort à Moscou en 2008.
Pour célébrer le centenaire de sa naissance, l’Institut catholique d’études supérieures de Vendée (Ices), à La Roche-sur-Yon […] a consacré une nuit entière, le 1er mars dernier, à ce géant de la littérature [..]. Lors de cette « nuit de l’histoire », née d’une initiative des professeurs Eric et Emeline Picard, Dominique Souchet, organisateur du voyage de Soljenitsyne en Vendée en 1993, a évoqué la relation privilégiée qu’entretenait avec la Vendée le grand dissident. Il a bien voulu confier le texte de son intervention à notre revue.
Le récit
25 septembre 1993, Les Lucs-sur-Boulogne, il est 21 heures. Cette petite commune de Vendée (2600 habitants) a été choisie comme haut-lieu de la commémoration du bicentenaire du soulèvement de la Vendée et de l’extermination de sa population.
Aux Lucs fut perpétré, non pas pendant la guerre, mais bien après la défaite militaire des Vendéens, l’un des plus effroyables massacres de population civile qu’aient commis les colonnes infernales. Le martyrologe relève 564 noms, dont 110 enfants de moins de sept ans. Le plus jeune avait 15 jours.
La nuit est tombée. Il bruine sur la Vendée. 30 000 personnes pourtant se sont massées dans le vallon de la Boulogne, face à une immense tribune, emplie de musiciens et de choristes et implantée à l’endroit même où sera édifié, quelques années plus tard, l’Historial de la Vendée.
Qui attendent-elles ? Le président de la République, venu saisir cette occasion unique de faire enfin entrer dans l’histoire de France la page de sang et de lumière, de terreur et de résistance, qui s’est écrite ici ? Non, il n’y eut aux Lucs, ce soir-là, ni président, ni premier ministre… « Pas même un ministre ! », s’exclamera, horrifié, scandalisé, l’académicien Alain Decaux qui, lui, eut le courage de venir, malgré les pressions, et de parler : « J’ai cru que la République se grandirait dès lors qu’un historien républicain viendrait publiquement affirmer que les droits de l’homme ont été bafoués en Vendée. »
Ce n’est pourtant pas Alain Decaux que cette foule attend. C’est une présence apparemment hautement improbable en ces lieux et en ces circonstances. C’est un personnage hors norme, qui a souffert dans sa chair et dans son âme la réalité de la Terreur, et que la Terreur n’a pas réussi à briser. C’est un Russe dans lequel les Vendéens se reconnaissent, parce qu’il actualise ce qui fut la raison d’être de leur soulèvement, il y a deux siècles. Il est ce qu’ils furent, une « conscience rebelle à la séduction de l’idéologie » : c’est ainsi que Philippe de Villiers, alors président du Conseil général de la Vendée, parle de celui qu’il a invité à présider la commémoration de 1793 et qui a immédiatement accepté l’invitation comme « un honneur ».
DERNIER REGARD SUR L’EUROPE AVANT LE RETOUR D’EXIL
Dans quel cadre se place cette étonnante venue en Vendée de l’auteur de L’Archipel du Goulag ?
À l’automne 1993, avant de rentrer définitivement en Russie après vingt ans de bannissement et d’exil, Soljenitsyne entreprend une tournée d’adieu à l’Europe. Il veut « prendre congé » des pays qui l’ont accueilli ou soutenu. Il conçoit cet adieu, comme toute chose, en stratège. Il a choisi deux hauts-lieux inattendus, où il prononcera les deux seuls discours de sa tournée : Vaduz et Les Lucs-sur-Boulogne. Ils s’inscrivent dans une géopolitique singulière : Soljenitsyne vient y rendre hommage à deux actes de courage. Au Liechtenstein, en Europe centrale : cette petite principauté, contrairement aux grandes puissances anglo-saxonnes, a refusé de livrer à Staline les anticommunistes russes qui y avaient trouvé refuge. Et, sur la frange occidentale de l’Europe, en Vendée : ici s’est tenu le soulèvement héroïque d’une population contre la libération totalitaire qu’on voulait lui imposer, ici eut lieu la première terreur idéologique. « C’est au cours du dernier été que je passai dans le Vermont, écrit Soljenitsyne dans Esquisses d’exil, second tome de ses Mémoires, que j’écrivis les deux discours que je devais prononcer à l’Académie internationale de philosophie de Vaduz et en Vendée, et que je me préparai soigneusement à cet ultime voyage. »
Après une promenade d’adieu dans Zurich, son premier port après son expulsion d’URSS, c’est la France, Paris puis la Vendée. « Me trouver en France, comme toujours, m’a fait chaud au cœur. Dans les rues, quantité de Parisiens me reconnaissaient et me saluaient, s’arrêtaient pour me dire un mot de reconnaissance ; depuis vingt ans, j’étais accoutumé à me sentir en France comme dans une seconde patrie tout à fait inattendue. » Un déjeuner chez Balladur, alors Premier Ministre ; une visite de Chirac, alors maire de Paris ; un passage chez Pivot, alors le roi des émissions littéraires ; un adieu à ses traducteurs et éditeurs et en route pour la Vendée !
Après la Vendée, ce sera l’Allemagne, et la rencontre avec le président Weizsäcker, qui se déroulera à Bonn. Une audience délicate avec Jean-Paul II, le pape polonais, clôturera cette visite d’adieu à l’Europe.
Tel fut le contexte de la visite d’Alexandre Soljenitsyne en Vendée. Quel allait y être son itinéraire ? Quatre jours, quatre lieux – là encore, rien n’a été laissé au hasard. ■ (A suivre, demain lundi)
La nouvelle revue universelle, 1 rue de Courcelles, 75008 PARIS – 4 numéros par an. S’abonner