25 septembre 1993, Les Lucs-sur-Boulogne
par Dominique Souchet
Comment commémorer plus dignement qu’il n’a été fait à ce jour le centenaire du grand Soljenitsyne ? Et comment évoquer en même temps l’écrasement de la Vendée par la fureur révolutionnaire autrement que par les indignations faciles et les formules toutes faites cent fois répétées ? Le superbe récit des relations entre Alexandre Soljenitsyne et la Vendée de Dominique Souchet que le dernier numéro de la Nouvelle Revue Universelle vient de publier répond à ce souci de façon passionnante. On a là un récit précis mais aussi une réflexion à l’altitude qui convient pour évoquer en les reliant Alexandre Soljenitsyne, la révolution russe et le massacre de la Vendée. L’horreur révolutionnaire en soi-même d’un siècle l’autre. Du XVIIIe au XXe. Nous avons entrepris dimanche dernier la publication de ce récit qui s’étendra aux jours suivants. En remerciant Dominique Souchet et la N.R.U. de nous l’avoir donné. LFAR
Le récit
GÉNÉALOGIE DE LA TERREUR
Aux yeux de Soljenitsyne, la Vendée, comme laboratoire de la première Terreur idéologique, a incontestablement un caractère matriciel. Pour lui, les deux Terreurs s’emboîtent.
Lénine sera hanté par la nécessité d’éviter à tout prix Thermidor — d’où la suppression de toute assemblée, au profit d’un organe au fonctionnement secret, le parti. Et par la nécessité de susciter sans cesse de nouvelles Vendées, pour alimenter en continu le processus révolutionnaire et entretenir l’indispensable surenchère. Dès 1905, il a reconnu dans « les Vendéens » les adversaires les plus redoutables de l’idée révolutionnaire. Soljenitsyne le souligne aux Lucs : Thermidor fut la chance de la France, en empêchant le régime terroriste de déployer ses conséquences dans le temps long, en privant le moment Robespierre de la possibilité de se pérenniser en système durable. (Robespierre et Lénine, photo ci-dessous)
Pourtant, s’exclame Soljenitsyne, « l’expérience de da Révolution française aurait dû suffire. » Mais non, l’horreur de la Terreur jacobine n’a pas suffi à dissuader les repreneurs : « Nos organisateurs rationalistes du « bonheur du peuple » », comme il les définit, vont en déployer les déclinaisons « à une échelle incomparable. »
À partir de cette même expérience vécue par les Vendéens et par les Russes, Soljenitsyne en vient à définir le processus révolutionnaire lui-même, qu’il caractérise comme intrinsèquement destructeur : « Jamais, à aucun pays, lance-t-il aux Lucs, je ne pourrais souhaiter de « grande révolution ». Il veut dire qu’il n’y a pas de « grande » révolution.
Au terme du XXe siècle — « de part en part un siècle de terreur » on peut faire le bilan, et il est temps de le faire. Il est temps, dit-il, d’arracher à la Révolution « l’auréole romantique » dont l’avaient parée les Lumières et les artisans autoproclamés du « bonheur du peuple » au XVIIIe siècle. Il est temps de traiter lucidement de la question des origines des régimes terroristes : la Terreur du XXe siècle est l’accomplissement, « l’effroyable couronnement, dit Soljenitsyne — ce sont les derniers mots de son discours —, de ce Progrès auquel on avait tant rêvé au XVIIIe siècle » et qui a débouché sur les charniers de l’avenir radieux et la liquidation de ceux qui ont refusé de devenir des « hommes nouveaux ».
C’est une véritable description clinique de la désarticulation des sociétés par le processus révolutionnaire, que Soljenitsyne effectue aux Lucs : « Les hommes ont fini par se convaincre, à partir de leurs propres malheurs, que les révolutions détruisent le caractère organique de la société et qu’elles ruinent le cours naturel de la vie… Toute révolution déchaîne chez les hommes les instincts de la plus élémentaire barbarie, les forces opaques de l’envie, de la rapacité et de la haine… »
Mais les malheurs générateurs de lucidité s’oublient. L’aspiration utopique demeure comme une tentation sans cesse renaissante. La Révolution, sous quelque avatar que ce soit, est toujours prête à prendre la place du souci du bien commun. Alors quels garde-fous Soljenitsyne propose-t-il ? Il préconise, aux Lucs, un double contrepoison.
D’une part, il ne faut pas cesser, il ne faut jamais cesser de regarder la réalité de la Révolution, là où elle a sévi, comment elle a effectivement fonctionné, comment elle a broyé les hommes et les sociétés. C’est ce que fait aujourd’hui la Vendée, constate-t-il. Il vient le ratifier en espérant que la Russie sera capable demain d’en faire autant.
D’autre part, il faut mettre en œuvre ce qu’il appelle « un développement évolutif normal » de la société. Au processus infernal de la « Roue rouge », il oppose une ligne empreinte de sagesse. Une ligne qu’il proposera à la Douma un an plus tard, pour permettre à la Russie de sortir de « 70 ans d’extermination spirituelle » : « Il faut savoir, dit-il aux Lucs avec beaucoup d’humilité et de modestie, améliorer avec patience ce que nous offre chaque « aujourd’hui ». »
Soljenitsyne est stupéfait par cette « révérence » persistante à l’égard de la Révolution qu’il observe avec consternation au sein de l’élite française. Elle crée chez lui un véritable malaise. Pourquoi, demande-t-il, règne-t-elle toujours en maître dans l’intelligentsia et les médias, alors que les travaux des historiens ont mis à nu les mécanismes de l’extermination ? Pourquoi, s’étonne-t-il, l’écrivez-vous toujours, cette Révolution, avec une majuscule, ainsi d’ailleurs que la Terreur ? Il aurait certainement approuvé les propos tenus à l’Ices lors de la Nuit de l’Histoire par Stéphane Courtois, montrant à quel point la France demeurait le conservatoire, non seulement du communisme, mais de l’idée révolutionnaire.
Lors de son passage à Paris, Soljenitsyne, invité à l’émission Apostrophes, a été profondément choqué que Bernard Pivot tente de le dissuader de se rendre en Vendée. Outré que l’on ne comprenne pas l’importance qu’il attache au geste qu’il vient y accomplir, il répond avec vigueur devant les caméras : « Je n’ai pas eu le moindre doute, la moindre hésitation quand j’ai reçu l’invitation à me rendre en Vendée. Au contraire, j’ai estimé que c’était un honneur pour moi. » Fermez le ban.
Pour lui, le sens de sa venue est clair et non dissimulé. Il se rend dans un lieu-origine, un lieu-source. Il vient saluer une terre de résistance. Il vient rendre hommage, sur les lieux mêmes où il a surgi, à ce « premier sursaut de liberté », qui fit que la Terreur, la première terreur idéologique, ne put l’emporter impunément, longuement, définitivement. Et il écrira plus tard : « Je mesure à présent combien mon projet de voyage en Vendée était exaspérant pour les cercles français de gauche, si aveugle est leur admiration, encore aujourd’hui, pour leur cruelle révolution. » Un cercle, en réalité, plus large encore qu’il ne le pensait… ■
A suivre, demain jeudi.
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Bonjour Monsieur Souchet;
J’ai lu avec un intérêt croissant vos 5 articles sur Soljenytsine et la Vendée. J’ai appris beaucoup de choses. Lecteur de pas mal d’ouvrages de cet homme extraordinaire depuis longtemps, je viens de découvrir un nouvel aspect de son formidable effort pour lutter contre tous les totalitarismes. Merci.