Par Yves Morel
Partis. Cinquante ans après 1968, le constat s’impose : il n’y a plus rien ni dans l’ordre de la politique, ni dans l’ordre de la pensée. Le temps des idéologies contestatrices aboutit au règne de la pensée unique.
« Appelons de nos vœux les sceptiques, s’ils doivent éteindre les fanatismes », écrivait Raymond Aron à la fin de L’Opium des intellectuels, en 1968. Admirable témoignage de sagesse en un monde alors dominé par les idéologies, les utopies, les contestations, les critiques exacerbées de tout y compris des critiques elles-mêmes, exténué par les surenchérissements révolutionnaires dans tous les domaines. Il n’était alors question que de révolution, non seulement en politique et au sein de la hiérarchie sociale, mais dans la morale, les modes de vie, le langage, l’art et la littérature. L’heure était à la subversion générale et à l’édification du socialisme, dont on débattait inlassablement pour savoir s’il devait être social-démocrate à la scandinave, communiste à la soviétique, communiste à la chinoise, révolutionnaire mais non communiste, libertaire, étatiste ou autogestionnaire. Et, comme nous avions alors le sentiment que les « Trente Glorieuses » allaient durer indéfiniment, on annonçait l’avènement d’une « civilisation des loisirs », stade ultime de la société de consommation.
La puissance du phénomène idéologique était telle que l’épreuve de la dure réalité, à partir du milieu des années 1970, ne l’entama pas. Ainsi, en 1981, au moment où nous nous débattions dans ce qu’on appelait alors « la crise », nos compatriotes crurent, que parce qu’ils venaient de porter Mitterrand et le PS au pouvoir, ils allaient sortir de la période de difficultés des années Giscard-Barre grâce à la mise en œuvre du canulardesque « socialisme à la française ».
L’avènement de la pensée unique
On sait ce qu’il advint de ce « socialisme à la française », qui se changea, à partir de 1984, en social-libéralisme, puis en libéralisme tout court, le PS s’alignant sur le nouvel ordre économique mondial sans frontières, fondé sur les seules lois du marché – et de la spéculation. Simultanément, le pouvoir socialiste organisa une véritable révolution culturelle tout ensemble droit-de-l’hommiste, universaliste, hostile aux nations, polyethnique, pluriculturelle, moralement relativiste, individualiste, hédoniste, sur laquelle la droite la plus bête du monde s’aligna, jetant par-dessus bord ses idées et jurant ses grands dieux qu’elle professait les mêmes « valeurs » que ses adversaires. L’idéologie devenait pensée unique et conditionnait toute la société, s’érigeant en justification et en supplément d’âme de l’ordre existant. Un ordre économique mondial indifférencié, individualiste, libéral, fondé sur des principes prétendument humanistes et universels, considérés comme les seules valeurs en dehors de celles du marché, tel se présente notre monde actuel, et tel est l’aboutissement, en France, du « grand mouvement » de mai 1968, si cher à notre président de la République.
Daniel Cohn-Bendit, libéral libertaire, chantre de l’Europe fédérale, adulateur du capitalisme sans patrie ni frontières ni complexe, contempteur de toute morale, prompt à persifler la gauche « ringarde » comme la droite conservatrice, plus enclin à la promotion du mariage homosexuel et de la GPA qu’à la défense des victimes ou des laissés pour compte du marché – ces ratés, ces inadaptés, souvent vieux et aigris –, est le roi de la fête. Très controversé et critiqué à vingt-trois ans, il fait figure de miroir moral de notre société à soixante-treize.
Plus de grandes causes, désormais, plus de grandes idées ou d’idéaux. La politique, aujourd’hui, en France comme en Europe et en Amérique du Nord, se ramène à la gestion du nouvel ordre économique qui ne connaît d’autre principe que la loi du marché et d’autres valeurs que celles cotées en Bourse. Depuis longtemps, nos compatriotes ont répudié les valeurs fondatrices de notre civilisation : la religion chrétienne, la famille, l’amour de la terre natale, le respect de notre culture et de notre identité, bref, tout ce que d’aucuns considèrent comme les vieilles lunes de la vieille droite. Mais ils ont également pris la mesure de la vanité du socialisme qu’ils avaient tant chéri. Ne leur restent que leurs yeux pour pleurer et leur fameux « héritage » des « Lumières » et de la Révolution : les droits de l’homme et la démocratie, à quoi ils s’accrochent, comme l’y invitent en permanence leur École, leurs médias et leur intelligentsia. Aussi, nos hommes et femmes politiques, et les plumitifs et discoureurs d’émissions télévisées exaltent-ils sans arrêt « les valeurs de la République », car, en dehors de ces mots creux, plus rien n’existe. Ils vont même jusqu’à se chamailler pour la propriété de ces mots : rappelons-nous que toute la gauche, il y a trois ans, a essayé de faire interdire à l’UMP, par voie de justice, l’appellation « Les Républicains », alors qu’en 1977, personne n’avait vu d’inconvénient à ce que les giscardiens décidassent de s’appeler « parti républicain », cependant que leurs élus allaient devenir des « députés républicains » ; ceux de notre actuelle droite se voient imposer, quant à eux, le label de « députés Les Républicains » ou LR. En s’appelant « Les Républicains », la droite commettait le crime de paraître dénier aux autres leur légitimité républicaine. Cela dit, ses adversaires ont indirectement raison en ceci que cette appellation ne veut pas dire grand-chose.
La désaffection des Français à l’égard de la politique
Cette insignifiance, ce vide intellectuel, moral et politique, caractérisent d’ailleurs les dénominations de la plupart des partis actuels : le Front national va devenir le « Rassemblement national », cependant que Florian Philippot fonde, pour le concurrencer, une formation dénommée « Les Patriotes » ; à l’autre extrémité de l’éventail politique, on trouve « le Parti de Gauche », inclus dans « La France insoumise ». Tous ces gens semblent vouloir rivaliser de fadeur, d’inconsistance, et, finalement, de médiocrité.
Il est vrai que la désaffection de l’électorat à l’égard de grandes idées qui se sont fracassées contre le réel – le socialisme sous ses diverses formes – ou qu’il a rejetées depuis longtemps au point de les avoir complètement oubliées – les valeurs de la civilisation chrétienne, l’amour de la patrie, l’attachement à une société organique forte et naturellement solidaire – les oblige à se tenir « au plus près des gens », comme ils aiment à dire, et de leurs préoccupations concrètes. D’où ces appellations sans prétention qui paraissent vouloir dire qu’on se bat pour la défense des intérêts concrets des Français, et non pour des chimères… avec le succès que l’on constate : lors du deuxième tour de la présidentielle de 2017, seuls 43% des électeurs inscrits ont daigné voter ; et ce chiffre a encore régressé à 42,65% au second tour des législatives qui ont suivi. Les Français ne croient plus du tout en la politique, ni aux idées.
Des politiciens sans conviction et terre à terre
Dès lors, nos politiciens n’ont de cesse de vouloir démontrer leur souci de relever notre pays et de redresser sa situation économique et financière dans l’intérêt de ses habitants. Et, grands seigneurs, ils acceptent le concours des bonnes volontés de tous bords. Foin des convictions, faisons-les rentrer dans le champ privé de la conscience individuelle, et attelons-nous à la grande œuvre de reconstruction. C’est ce que disait Sarkozy lorsqu’au tout début de son quinquennat, il invitait des socialistes de cœur à se joindre à lui pour opérer cette dernière tout en conservant leurs convictions propres. C’est ce que fait Macron, grand bénéficiaire de la désaffectation des Français pour les vieux partis, et dont la LREM et le gouvernement mêlent gens de gauche et de droite.
L’échec prévisible de Macron
Notre président se pose en nouveau Napoléon appelé à moderniser notre pays afin de restaurer sa grandeur et sa prospérité. Mais il ne restaurera rien du tout, pour la simple raison dirimante qu’il ne peut s’affranchir des contraintes du monde où il évolue, et dont il est d’ailleurs l’un des plus beaux fleurons, comme le montre tout son parcours de haut fonctionnaire, puis de banquier. Son rôle historique ne peut être autre chose que celui d’adaptateur de notre pays à l’ordre économique mondial. C’est parce qu’ils l’ont cru capable de l’assumer que les chefs de gouvernement occidentaux l’ont encensé peu après son entrée à l’Élysée. Et ils entendent bien qu’il n’en sorte pas. Ainsi, Angela Merkel, comblée par l’arrivée d’un président capable enfin de réformer la France pour la plier aux exigences budgétaires de l’Europe, regimbe lorsque Macron prétend, en outre, donner un nouveau souffle à la construction européenne, notamment dans le sens d’une plus grande solidarité entre ses membres. C’est que, pour elle comme pour la plupart des dirigeants européens, l’Europe n’est qu’une zone de libre-échange, et pour les pays du sud et de l’est de notre sous-continent, une manne et un filet de sécurité. Macron, en l’occurrence, s’attache à un idéal auquel plus personne ne croit, et s’accroche à cette lubie française consistant à considérer l’Europe comme le moyen pour la France de recouvrer sa puissance en en prenant la tête et ce, alors qu’elle a en perdu le leadership depuis plus de deux décennies. Sa volonté de relancer l’Europe est vouée à l’échec. Quant à sa volonté de transformer la France pour la sauver, elle n’aura d’autre résultat que de la soumettre encore un peu plus aux lois du marché. Telle est la fonction objective et indépassable de toutes ses réformes en cours ou annoncées, qu’il s’agisse de celles du Code du Travail, de celle de la SNCF ou de celle des retraites. Macron l’avoue d’ailleurs quelquefois à mots couverts. Ainsi, en 2016, alors ministre de l’Économie, il récusait le protectionnisme préconisé par Philippot, durant un débat l’opposant à celui-ci, et préconisait implicitement la soumission au libre-échange total en essayant d’y tirer notre épingle du jeu, mais en sachant très bien les dommages qu’il infligeait à notre économie. Se rêvant en moderne Bonaparte, Macron n’est que le président d’une France qui rentre dans le rang de la mondialisation et, toujours plus, abdique sa souveraineté et sacrifie l’intérêt national et les droits sociaux des Français. Et il tire avantage de l’absence d’une opposition qui ne saurait être crédible, dans la mesure où elle s’étaie sur le rejet des fondements mêmes de notre civilisation et l’enracinement obsessionnel en une conception de l’homme et du monde foncièrement matérialiste et, par là même, de nature à priver nos compatriotes de l’élan spirituel nécessaire à l’affrontement des grands défis de l’histoire.
La situation politique actuelle nous montre avec éclat que, privée de transcendance, la politique devient impuissante lors des grandes épreuves. Car, dès lors que les idéologies ont fait faillite, elle s’amenuise jusqu’à s’identifier à la simple gestion de l’existant. À cet égard, notre avachissement politique actuel est riche d’enseignements. ■
Pour qu’Il règne Notre Seigneur Jésus Christ ..
Dans ses Principes de politique, publiés en 1815, Benjamin Constant, ce libéral inquiet, avait déjà envisagé la possibilité de la disparition du politique dans les sociétés dominées par l’individualisme et la démonie de l’économie. Dans sa condition de l’homme moderne, Hannah Arendt avait renoué avec ce thème. Repli sur la vie privée, conformisme absolu paré des oripeaux de la transgression si chère aux libéraux-libertaires, hyper_narcissisme moderne qui aboutit à l’indifférence à l’égard de ce qui se situe au-delà des limites de son petit moi, domination de l’oligarchie financière et marchande, souci gestionnaire à la petite semaine, tyrannie des marchés, ce nouveau totalitarisme, pour reprendre l’expression employée par Genevière de Gaulle-Anthonioz, c’est non seulement la grande politique, mais la politique tout court, qui risque de disparaître.
Tout ce qu’écrit Yves Morel,complété,heureusement, par Jean de Maistre est hélas vrai.
Le monde-qui devrait penser pour construire et embellir l’avenir-sombre dans les platitudes des différentes propositions écrasantes d’un matérialisme envahissant,et finalement destructeur par sa pensée unique, dont la prégnance est agressivement intolérante !
Les USA sont aujourd’hui,semble-t-il, un puissant vecteur de cet envoûtement global, dont les seules compensations apparentes sont l’argent/veau d’or et le sexe.
Et la calvinisme s’est depuis longtemps fait prendre dans un funeste engrenage, au nom d’un individualisme, qui dilue tout, atrophie tout, écrase tout ce qui peut le gêner dans sa progression totalitaire.
La mort du Politique semble un poncif puisque c’est une thématique récurrente depuis 1815 avec Benjamin Constant. C’est plutôt une forme qui meurt, pas le fond.