Entretien de Politque magazine avec Guillaume Roquette, directeur de la rédaction du Figaro Magazine
Est-ce le rôle de l’Assemblée nationale de définir ce qui est vrai, comme la loi sur les fake news tendrait à le démontrer ?
Je ne le pense pas. Et dans cette loi, ce ne sera même pas l’Assemblée mais les juges qui, en dernier recours, décideraient de la vérité. Tout cela part d’un bon sentiment, mais on s’apercevra à l’usage que les juges auront une forte marge d’interprétation pour décider si une information est juste ou non. Et ça, c’est dangereux. Je ferai l’analogie avec la 17e chambre, qui condamne des journalistes comme Éric Zemmour, un de nos collaborateurs, où, partant d’un concept apparemment simple, comme l’incitation à la haine, le juge décide à partir de quel moment un propos est seulement descriptif d’une situation, ou incitatif… Je suis très réservé.
En même temps, il y a une volonté de judiciarisation de la vérité par les militants et même les Français dans leur ensemble : on peut signaler à chaque média, au CSA, tout ce qui nous déplait, et personne ne s’en prive, au vu des statistiques.
Il y a cette « envie de pénal » généralisée dont parlait Philippe Muray. Il y a là le résultat de deux mouvements. Le premier, c’est la victimisation, qui est devenue une règle d’existence : quand je ne suis pas d’accord, je suis forcément une victime et donc je demande réparation. La logique de la contradiction, traditionnelle dans le débat démocratique, s’amenuise au profit d’une logique de la réparation. On voit ça sur tous les sujets, c’est devenu un réflexe. Le second, c’est tout bonnement le refus du débat. Avec les réseaux sociaux, chacun a pu se construire une bulle dans laquelle il est conforté par les gens qui pensent comme lui, les sites qu’il consulte, les comptes Twitter qu’il suit, et il ne supporte plus ceux qui ne rentrent pas dans cette bulle, au point que son obsession devient alors de les faire taire. C’est la grande contradiction d’Internet supposé vous ouvrir au monde et qui vous referme sur vous-même.
Avec des initiatives comme le Decodex, ou le fait d’être officiellement chargés de certifier le vrai et d’indexer le juste, d’être une référence, les médias ne sont-ils pas victimes des mêmes travers ?
L’erreur de base de cette construction est de considérer qu’il y a une vérité objective. Sur les faits, sur les chiffres, comme ceux de l’immigration, par l’exemple, on voit qu’on peut choisir ceux qu’on met en avant. C’est pourquoi nous ne rentrons pas dans ce dispositif consistant à dire qu’il y a une vérité officielle qu’on ne peut plus contester. C’est une impasse. Chacun fait son travail de journaliste honnêtement mais chacun met en avant des chiffres, des réalités, des faits qui sont vrais mais qui vont à l’appui de la thèse défendue, à l’appui d’une vision du monde et même, surtout à gauche, d’une idéologie, avec des bons et des méchants. Et les bons, ce sont ceux qui pensent comme Le Monde et Libération. On ne dit pas que les autres sont méchants, on dit « les autres ont tort, ce sont des menteurs ». Il y a là un glissement sémantique, puisqu’on travestit le débat contradictoire en un affrontement entre le mensonge et la vérité.
Les journalistes sont en fait prescripteurs de vérité : en sélectionnant l’information, ils constituent l’univers de référence dans lequel le lecteur se positionne. Ils informent la réalité plus qu’ils n’en rendent compte. Mais les journaux paraissent refuser d’admettre ce rôle constitutif et prescripteur…
Je ne sais plus qui disait que la vérité était comme une sphère, on ne peut jamais la voir toute entière. J’adore cette image. « Il fait jour sur la terre », ce n’est vrai que pour la moitié de la planète. Les médias sont de bonne foi quand ils disent qu’ils décrivent la vérité, mais ils doivent admettre qu’ils décrivent la partie de la vérité qui est cohérente avec leur vision du monde, quitte à nier la réalité quand ils affirment par exemple qu’il n’y a pas de crise de l’immigration mais seulement une crise sociale. On est toujours sur cette ligne de crête où on doit admettre qu’on a une vision des choses. Je m’efforce d’abord et avant tout de respecter les faits mais je ne me considère pas comme un journaliste neutre, je ne suis pas au Figaro Magazine par hasard. J’ai une vision libérale et conservatrice de la société, et je décris des situations qui sont le reflet de cette vision. Je dois admettre cette subjectivité. Ce qui n’est pas supportable, ce sont les médias qui disent « mais nous, on est objectifs ». Ce n’est pas vrai : on peut être honnête, on ne peut pas être objectif… Même quand on est journaliste scientifique !
Que penser des journaux qui expliquent qu’ils ne parlent pas d’une information parce qu’elle desservirait leur cause ou favoriserait celle de leurs adversaires, au motif de « ne pas faire le jeu de … » ? En quoi est-il légitime de ne pas parler d’une information ?
Ce type de raisonnement n’est plus opérationnel, il est même contre-productif. Si on prend l’affaire des agressions sexuelles de Cologne pendant le réveillon, même la police avait occulté les événements, et quand cela a fini par se savoir, le scandale a été décuplé. Taire, cela ne marche plus. Quand un média occulte une information, ça lui est reproché immédiatement – et les réseaux sociaux la répandent à sa place. Quelle est la réflexion du journaliste ? Ne pas en parler parce que dans la hiérarchie de l’information ce n’est pas le plus important, ou ne pas en parler parce que ça ne va pas dans le sens de sa thèse ? Il ne devrait pas y avoir les mêmes règles selon qu’on est un média de service public ou non. Il n’y a pas assez de neutralité, et c’est un euphémisme, sur ces médias financés par les Français de toute conviction. En revanche, il n’est pas choquant qu’un journal dont la ligne éditoriale est claire décide de mettre ou non l’accent sur tel ou tel sujet.
Plusieurs journaux justifient pourtant leur silence au nom de l’idéal qu’ils défendent et vont jusqu’à réclamer que les fournisseurs alternatifs d’information soient réduits au silence. Le gouvernement veut maîtriser l’information et certains médias dits « de référence » veulent protéger la vérité officielle ou protéger, peut-être, leur rente de situation.
Je pense qu’il faut relativiser ce constat. Les journalistes de L’Obs doivent penser qu’au Figaro Magazine on ne met en avant que ce qui accrédite nos constats : on est toujours le « politiquement correct » de quelqu’un ! Tant que toutes les opinions s’expriment, ça ne me choque pas. Mais que le gouvernement commence à mettre un pied là-dedans avec cette loi, ça devient inquiétant.
Le gouvernement veut légiférer alors que la confiance envers les politiques et les médias est au plus bas, selon le baromètre du Cevipof*. Cette perte de confiance ne vient-elle pas en partie de l’idée que politiques et médiatiques gouvernent ensemble ?
Le développement d’informations fausses sur les réseaux sociaux, supposés libérés, a redonné une crédibilité aux médias. Aux États-Unis, la prolifération des fake news, dans tous les camps, a fait considérablement augmenter les abonnements numériques aux journaux dits sérieux, traditionnels. Le Figaro arrive à cent mille abonnés numériques. Il ne faut donc être ni naïf, ni tranché : le discrédit n’est pas absolu. Mais c’est à nous de prouver qu’une information donnée par un journaliste, signée de son nom, a plus de valeur qu’une opinion donnée sur les réseaux, ne serait-ce que parce que je suis soumis à des règles dont les internautes s’affranchissent. Pour répondre plus directement, je ne crois pas à une coalition d’intérêts concertée. Je pense plutôt qu’il y a une vision moderne du monde partagée entre les derniers gouvernements, de Macron à Sarkozy, et la majorité des journalistes. Ça n’a donc pas besoin d’être concerté : ces gens pensent la même chose. Il y a en fait beaucoup de gens honnêtes. Ce système médiatique, dont on a le sentiment qu’il est engagé dans un camp, n’est pas une machine militante : c’est « juste » que ses artisans sont profondément et sincèrement convaincus. Les médias engagés doivent donc éveiller les consciences – et on voit, en Europe, à quel point les choses peuvent bouger. Que cette concordance de points de vue entre le pouvoir en général et les médias en général ait participé ou provoqué ce discrédit, c’est une évidence. Mais le double constat que les gens sont honnêtes et que les choses peuvent bouger me rend optimiste ! ■
* www.sciencespo.fr/cevipof/fr/content/les-resultats-par-vague : vague 9, janvier 2018, page 29.
Les réponses réservées de Guillaume Roquette sont excellentes, dans la mesure où il n’est guère pensable, ni éthique, d’instaurer une véritable police des moeurs et des idées, laissée -à des élus politiques-qui la transmettraient ensuite à des juges, dont ce n’est sûrement pas le métier, et dont l’objectivité est nécessairement sujette à caution,en particulier vis-à-vis du pouvoir.
Nous tombons ainsi en pleine hypocrisie !