Par Pierre Builly
L’impératrice rouge de Josef von Sternberg (1934)
Du sang, de la volupté et de la mort
1934. Au Kremlin règne Staline et on ne peut certainement pas penser que les studios hollywoodiens, pas davantage que le juif viennois Jonas Sternberg – qui s’appelle désormais Josef von Sternberg – aient une particulière sympathie pour lui. Et puis, d’ailleurs, on se demande si l’immense Russie a jamais été comprise par qui que ce soit, sinon un peu par la France, qui partage avec elle un profond ancrage monarchique. Mais la Russie c’est encore différent, c’est le pays du despotisme plus ou moins éclairé, mais absolument indissociable de ses grandes heures : rien qui soit admissible à un libéral. D’où la présentation du pays, au début de L’impératrice rouge comme une sorte d’enfer de tortures où, depuis Ivan le Terrible et Pierre le Grand des souverains buveurs de sang prennent plaisir à torturer leur peuple. Les premières images du film sont d’ailleurs assez étonnantes : scènes de supplices divers, de viols et de rapines, knout, pal, brodequins, sarcophages de bronze, décapitations et tout le toutim. Une représentation de l’Enfer ne serait pas plus terrible.
Il faut bien se garder de voir L’impératrice rouge au demeurant, comme un film historique. Ce n’était sûrement pas le souci de Sternberg et pas davantage celui des péquenots de l’Arkansas ou du Wyoming (qui, de toute façon ne sont pas allés le voir, le film ayant été un échec public). Indifférence complète à la véracité historique, évidemment, ne serait-ce que, dès le générique, l’arrangement musical issu d’une mélodie de Tchaïkovski, la Marche slave, écrite en 1876, alors que le film commence en 1745. Puis – et ceci est autrement important – dans l’indifférence complète à la vraisemblance chronologique.
Résumons un peu cela : la jeune luthérienne saxonne Sophie d’Anhalt (Marlene Dietrich) est choisie en 1744 pour devenir l’épouse du Grand duc Pierre (Simon Jaffe), neveu de l’Impératrice Élisabeth Ière (Louise Dresser), fille de Pierre le Grand, grande souveraine cultivée et francophile, qui n’a pas d’autre héritier que cet individu brutal et inculte et qui est lui-même adulateur de la Prusse. Sophie d’Anhalt se convertit à l’orthodoxie en 1744, prend le prénom de Catherine et se marie avec son triste époux en 1745. Elle n’a pas 16 ans.
Alors que l’Impératrice régnante et toute la Russie attendent impatiemment un héritier mâle (depuis la mort de Pierre le Grand plusieurs femmes ont occupé le trône), Catherine donne jour à son fils Paul neuf ans après son mariage et il y a tout lieu de présumer que le père en est un officier noble de la Cour, Sergeï Saltikov. En 1761, Élisabeth tsarine meurt et Pierre lui succède sous le nom de Pierre III. Il y a longtemps que les époux se détestent et que Catherine, dotée, paraît-il d’un tempérament insatiable, multiplie les amants, notamment parmi les beaux militaires. C’est sur la caste des officiers qu’elle s’appuiera pour détrôner son mari, le faire assassiner et lui succéder sous le nom de Catherine II.
C’est là-dessus que le film de Sternberg s’arrête, en 1762. Catherine régnera encore durant 34 ans. Tous les événements relatés ci-dessus figurent, il est vrai dans le film et Sternberg ne dissimule en rien, ce qui n’était pas vraiment commun dans le cinéma étasunien, les débordements sexuels de son héroïne (il est vrai que le film est sorti avant le vertueux Code Hayes). Mais le cinéaste les présente comme s’ils s’étaient déroulés en quelques mois alors qu’il y a un espace de 17 ans avant l’arrivée de Catherine en Russie et sa prise de pouvoir. Et puis, par exemple il n’y a pas un mot sur la guerre de 7 ans, conflit majeur du 18ème siècle, menée par la Russie aux côtés de la France, qui aurait permis un durable écrasement de la Prusse si, à peine couronné Pierre III ne s’était empressé de capituler alors que nos forces alliées étaient presque victorieuses.
Toutes choses égales par ailleurs, c’est un peu comme si Harry Truman, devenu président des États-Unis le 12 avril 1945 à la suite de la mort de Franklin Roosevelt, avait offert la victoire à Adolf Hitler.
Aucune prétention historique dans le film, donc, mais un véritable enchantement de mise en scène, d’images et d’acteurs. Au début de ce message j’ai écrit que la Russie présentée paraissait être une image de l’Enfer ; c’est exactement la même chose dans la somptuosité baroque des palais, dans leur décoration grotesque, au sens originel du terme, surchargés de motifs étranges, d’icônes terrifiantes, de statues contrefaites menaçantes (j’ai d’ailleurs trouvé une certaine ressemblance avec la demeure des Chasses du comte Zaroff, pareillement hostile et inquiétante). Et tout autant la violence des comportements, la tension irrespirable lors de plusieurs scènes capitales (notamment celle, à la fin du film, où les deux époux s’affrontent avec une haine tangible), l’atmosphère perpétuellement sanglante et la folie qui rode. Au rebours des minimalismes, la qualité des décors, des costumes, des scènes de foule donne à ce récit une ampleur grandiose et maléfique. Et tout cela enluminé par les somptueuses liturgies orthodoxes.
Et les acteurs, tous de qualité. Mais essentiellement deux : Sam Jaffe est absolument inoubliable dans le rôle du Grand duc, puis Tsar Pierre III fou, malsain, purulent. Grand acteur, assurément dont je n’ai vu que deux autres interprétations en second ou troisième rôle, dans Quand la ville dort de John Huston et dans Les espions d’Henri-Georges Clouzot, où il impose sa marque à chaque fois et chaque fois dans ce registre glauque.
Et puis Marlene Dietrich qui est absolument étincelante, d’une beauté à couper le souffle et d’un jeu d’une infinie subtilité, sachant tout à la fois interpréter la jeune fille naïve, rêveuse, puis désenchantée des débuts et la dévoreuse d’hommes et d’ambition de la fin, sachant faire donc accepter au spectateur les ellipses de Sternberg. Actrice magistrale tout autant qu’étoile éternelle du cinéma. ■
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