Par Pierre Builly
Extension du domaine de la lutte de Philippe Harel (1999)
La vie au Prozac
Extension du domaine de la lutte est le premier roman de Michel Houellebecq et sinon le plus structuré, du moins le plus évidemment théorique, le plus porteur de sens, celui dans quoi il théorise le mieux la misère sociale, l’effacement des relations humaines, l’uniformisation du monde, le sentiment double et parallèle de la satiété et de l’écœurement, la montée du chaos…
Et le désespoir sexuel. Je suis toujours stupéfait de voir traiter Houellebecq de pornographe et d’obsédé, alors que toute son œuvre (comme celle de Kubrick ; voir les images orgiaques et glacées de Eyes wide shut) montre une réticence devant le tranquille hédonisme que 1968 a voulu imposer.
Car le discours de Houellebecq est profondément réactionnaire, ce qui s’agissant d’une réaction contre une dérive du Monde, est évidemment un compliment.
Donc, que dit-il ? C’est qu’à partir du moment où la fonction sociale et perpétuatrice de la sexualité, celle qui permettait la constitution de familles stables et le renouvellement croissant des générations a été déconnectée du plaisir sexuel, qui était en quelque sorte, pour la plupart, donné de surcroît, comme une sorte de récompense, à partir de ce moment-là, donc, le sexe est devenu une sorte d’obligation ; une pulsion impérieuse, certes, et même quelquefois obsédante, mais souvent ressentie, par ceux qui sont out, à la fois comme dégradante et ennuyeuse.
Les protagonistes d’Extension sont, précisément des gens out, flous et fatigués, débordés par l’ennui, vivant dans une société prospère, mais épuisée par son propre cheminement, attaquée par les revendications identitaires (femmes, homosexuels, minorités dites visibles) qui ne laisse plus d’espérance de Vivre ensemble et confine chacun dans sa solitude.
Lorsque le désespérant Tisserant (José Garcia) avoue au Narrateur (Philippe Harel lui-même, au long visage d’épagneul accablé) »Des fois, j’ai l’impression d’être une cuisse de poulet sous cellophane dans un supermarché », comment ne pas voir, au delà de l’outrance de la formule, la froideur d’un monde lui aussi sous cellophane où, dans des hôtels de chaîne tous semblables, de type Ibis ou Campanile, de médiocres vies s’entassent et se croisent sans se rencontrer, avec la fausse convivialité de règle, en plus.
Et le film, alors ? Il me semble qu’Harel, réalisateur et interprète, donc, a tiré du texte très théorisé du roman une adaptation fort honnête ; il est, lui, absolument parfait dans le rôle et filme avec un sens très sûr du médiocre et du parcimonieux aussi bien les zones hôtelières de l’entrée des villes de province que les immeubles glacés où des cadres très moyens et célibataires passent des week-ends alcoolisés et masturbatoires. Les tonalités verdâtres souvent employées sont réfrigérantes au possible, la musique, désespérante, et il ne manque aucun tube de Lexomil, aucun gobelet plastique devant la machine à café…
Un bémol, toutefois : José Garcia, qui joue ce Tisserant qui répugne aux femmes à un point tel que toutes ses tentatives se brisent sur l’évidence, qu’il sera à deux doigts d’assassiner un petit couple mixte qui est allé faire l’amour sur la plage, et qui s’enverra dans le décor, en voiture, sans plus guère laisser de trace que l’eau d’une mare qui se referme sur un caillou… Eh bien José Garcia, qui a un jeu très fin, une très grande ductilité de visage, un réel talent pour se ridiculiser par des tenues qui le confinent dans sa destinée d’extérieur au jeu, José Garcia a, dans certains de ses sourires, trop de charme et d’intérêt pour être parfaitement crédible… Mais la gageure était difficile ; choisir un acteur réellement très laid (un Daniel Emilfork contemporain, par exemple) aurait été lourdement démonstratif et caricatural.
C’est difficile, d’adapter Houellebecq ! Je n’avais été qu’à demi convaincu par l’honnêteté des Particules élémentaires réalisées par Oskar Roehler ; je crois que l’écrivain est en train de terminer la mise en scène de son dernier ouvrage, La possibilité d’une île ; mais tout ça n’est pas destiné à égayer nos écrans… ■
Le DVD, édité chez Canal + est malheureusement épuisé ; on ne le trouve que contre environ 40€ en occasion.
Lucidité de Michel Houellebecq devant ce que le totalitarisme marchand est en train de faire de la vie des hommes. Dans la même veine, et dans le prolongement de l’extraordinaire Minima moralia. Réflexions sur la vie mutilée de Theodor Adorno, il y a le bel essai de Baudoin de Bodinat » Au fond de la couche gazeuse » qui montre l’horreur de la modernité marchande, l’hébétude euphorique qui tient lieu de conscience pour beaucoup, du moins pour ceux qui se sentent chez eux dans ce monde qui n’en est plus un.