Par Jean-Paul Brighelli
On sait que nous aimons les textes de Jean-Paul Brighelli, son style, son humour, son expression directe et sans ambages, son érudition, son bon sens, son non-conformisme et jusqu’à la verdeur de son langage. Qui mieux que lui pouvait dire ce qu’il convient de penser des effondrements de Marseille ? Il l’a fait, dans son blog, ce 11 novembre. Voici ! LFAR
A l’abandon, le centre-ville s’effondre…
Il se passe toujours quelque chose à Marseille : parti couvrir la « marche blanche » des habitants du centre-ville priés de déménager pour cause d’instabilité architecturale, j’ai appris en cours de manifestation qu’un balcon s’était effondré Cours Garibaldi — à 30 mètres des voitures de police rangées en épi devant le plus gros commissariat de la ville. Beaux gravats, trois blessés légers. Rue coupée : de toute façon le Cours Lieutaud, dans le prolongement, l’est depuis une semaine, à cause des travaux de déblaiement des trois immeubles réduits en gravats.
Et le temps que je monte sur place, la rue de Rome était coupée elle aussi, juste en face des coquillages de Toinou, par une intervention urgente des pompiers — que je salue au passage, il faut être doué d’ubiquité, en ce moment, dans cette ville, pour faire ce métier.
Marseille est la seule ville de France dont le centre est laissé à l’abandon. La seule ville d’Europe dont l’habitat central, à 48%, est insalubre. Amis parisiens en quête d’exotisme et de Tiers-monde, renoncez au Nigeria, oubliez les Philippines, snobez le Liban : Beyrouth est à trois heures de train de la capitale, et s’appelle Marseille.
Une promenade, nez en l’air, vous en convaincra aisément. Les immeubles du Quartier Noailles furent jadis de bonne tenue. Mais les saints patrons installés aux corniches ne protègent plus les habitants des coups du sort et de l’incurie municipale. D’ailleurs, ils sont désormais en concurrence avec les poêles à frire qui permettent de capter Sainte Al Jezeera, nouvelles paraboles d’une nouvelle religion.
Les façades écaillées, lézardées, condamnées,camouflent à peine les toits crevés, rue du Musée. C’est bien pour les pigeons. C’est médiocre pour les humains qui s’obstinent à vivre ici. Que ne déménagent-ils donc pour aller habiter le VIIIe arrondissement, comme Gaudin, ou le VIIe, comme la sénatrice Samia Ghali…
Il y a deux Marseille. L’un commence à Castellane, occupe le Prado, le boulevard Michelet et le stade Vélodrome, jusqu’à l’obélisque de Mazargues, et s’étend jusqu’à la mer, via Borély et la Pointe Rouge, avec enclave au Roucas Blanc. L’autre — l’autre, c’est le reste de la ville. Une ville endettée au-delà du raisonnable, en quasi-cessation de paiement, qui ne tient debout, au jour le jour, que par son économie souterraine — les « Marrrrlboro » que vous fourguent les vendeurs à la sauvette dans la Quartier Noailles, justement, et le trafic de drogue. C’est ce qui met du bouillon dans le couscous — et rien d’autre.
Plus de la moitié des habitants de la ville ne sont pas assujettis à l’impôt, par défaut de revenus — contre 12% à Lyon. Et le petit paquet noir assis sur une cagette au milieu du carrefour, c’est une gamine en burka qui fait la manche — c’était vendredi, jour propice à l’aumône…
Mais tant que les touristes sont mis sur les rails du port, de Notre-Dame de la Garde et de l’abbaye de Saint-Victor, à la rigueur de ce café « si parisien » sis à côté de chez Lempereur, dont Giono parle si bien dans Noé… Tant qu’ils reviennent au bateau goinfrés de cartes postales visuelles et bien à l’abri de la misère qui, quoi qu’en ait dit Aznavour, n’est pas moins pénible au soleil… Tant que le tourisme va, rien ne peut troubler Jean-Claude Gaudin. Tout dans la façade !
Oui — mais les façades se lézardent. Un rapport en 2015 ciblait déjà les immeubles qui se sont effondrés, rue d’Aubagne ? Broutilles. C’est la faute à la pluie, as-tu dit…
Eh bien non, Jean-Claude, ce n’est pas la faute à la pluie. Ce sont des immeubles de pauvres, construits au XVIIIe siècle (Sade est venu faire une orgie de flagellation rue d’Aubagne) avec des matériaux de pauvres — impossible de planter un clou dans le mur, c’est du mauvais mortier qui part en sable. Impossible de sauter à la corde dans les appartements : le sol est fait de canisses posés sur des poutres pourries.
Et les rats qui peuplent la ville, et se nourrissent des déchets des pauvres, ce n’est pas non plus la faute à la pluie. Les moustiques qui ont empêché tes concitoyens de dormir, tout l’été, ce n’était pas la pluie non plus.
Tu sais, mon Jean-Claude, je suis passé deux fois dans ton bureau du Sénat, quand tu en étais vice-président. Le gentil jeune homme rougissant qui te servait alors de secrétaire, et qui faisait une thèse sur Jacques Maritain (eh, sur qui d’autre pouvait-il la faire !) m’avait montré, très fier, les belles photos où tu posais en compagnie du pape. Es-tu allé à confesse récemment, Jean-Claude ? L’homicide par imprudence, par incurie, par incompétence, ce n’est pas prévu dans les canons de l’Eglise ? « Tu ne tueras point », Jean-Claude — remember ?
Ou par choix. Le Stade oui, les grands centres commerciaux oui, les tours majestueuses qui dominent la rade, oui — mais la souffrance des pauvres gens… Que d’affaires juteuses se sont partagées, et se partagent encore, les magnats de l’immobilier ! Tout le monde sait que tu avais à cœur, dans ce domaine, de faire mieux que Gaston : rassure-toi, c’est fait. ■
J’ai toujours été surpris de voir combien cette ville, qui pourrait être superbe, malgré les dégâts de la guerre, malgré les autoroutes qui l’éventrent, a été abandonnée dans la médiocrité et la crasse. Defferre et Gaudin, les deux complices, se sont partagés soixante ans d’incurie.
Il me semble que l’éphémère Vigouroux avait tenté quelque chose… Mais je me trompe peut-être… Qu’en disent nos amis marseillais ?
Je suis de l’avis de Pierre Builly : Robert Vigouroux a sans-douté été, après-guerre, le meilleur maire de Marseille. Quoique entravé par son alcoolisme. Il n’a pas été aussi éphémère que ça puisqu’il a été maire pendant 9 ans de 1986 à 1995. Il était un brillant neurochirurgien qui avait dit à Pierre Chauvet être entré en politique pour se distraire. C’est sans-doute lui qui a lancé le plus de chantiers à Marseille. et le plus transformé la ville. Son alcoolisme ne l’a pas empêché de mourir à 94 ans …
Marseille, première ville du tiers-monde en France. Mais est-ce encore la France ?