Ce que l’affaire Carlos Ghosn nous rappelle de plus clair ce sont trois réalités simples.
La première est l’extrême amoralité et l’inextinguible rapacité de la race des très grands patrons d’entreprises de taille mondiale, à laquelle Carlos Ghosn appartient. Cet homme-là gagne 45 000 € par jour, soit 16,5 millions par an. Et il semble assez probable qu’il ait en plus voulu en dissimuler une partie aux autorités fiscales nipponnes.
Il serait certes vain de contester son exceptionnelle compétence ni les résultats que sa gestion a produits pour le groupe automobile qu’il avait savamment construit et dont il a fait le premier du monde. Comme de méconnaître que son niveau de rémunération n’est pas exceptionnel parmi ses pareils dans le monde. Mais est-ce une référence ?
On a tremblé à Boulogne-Billancourt et dans tous les ateliers, tous les services Renault du monde, lorsqu’est tombée la soudaine nouvelle de son arrestation à Tokyo. On s’est ému palais Brongniart ; les cours de l’action Renault ont dans l’instant chuté. Carlos Ghosn était considéré comme un dirigeant à peu de choses près indispensable.
On s’est inquiété dans le monde industriel, boursier, mais aussi jusque dans les hautes sphères gouvernementales comme les colonnes des temples de l’oligarchie mondiale avaient vacillé en 2011 lorsqu’on avait appris l’incroyable arrestation à New-York du président du Fond Monétaire International ; un économiste exceptionnellement doué, assurait-on, membre éminent de la communauté juive internationale la plus fortunée et de l’univers financier mondial, socialiste de surcroît et candidat classé favori à la présidentielle française de 2012.
On avait vu cet homme intouchable mal rasé et menotté, emmené vers son lieu de détention sans égards particuliers et l’on avait alors mesuré la fragilité existentielle des puissants. Débordements de l’appétit sexuel pour Dominique Strauss-Kahn, boulimie de revenus pour Carlos Ghosn, les deux cas se ressemblent. Une même descente aux enfers les a détruits au zénith de leur puissance. Pour l’heure, voici qu’à son tour, Carlos Ghosn est en prison.
Les libéraux professent la régulation du marché par lui-même. Mais l’immoralité foncière des très grands patrons est l’un des symptômes qui infirment cette thèse fort douteuse.
Ce que nous rappelle en deuxième lieu l’affaire Carlos Ghosn, c’est le caractère démesurément inégalitaire des sociétés modernes, malgré leurs prétentions et leurs principes hérités de la révolution française. L’on sait – toutes les études le montrent – qu’un nombre infime de personnes détiennent une part de la richesse du monde proche de 80% … L’ampleur des inégalités modernes est sans analogue dans l’Histoire. Elles n’ont jamais été aussi grandes ni aussi illégitimes. Car elles ne se fondent plus que sur des comptes en banque et ne sont plus liées comme jadis à un ensemble de codes, de valeurs et de services utiles à la communauté, dispensatrices de qualité et protectrices des plus modestes. On voudra bien désormais lorsque nous discutons des sociétés d’Ancien Régime, nous épargner les habituels : « Ah oui, mais les inégalités ! » …
Ce que l’affaire Carlos Ghosn nous confirme enfin, c’est la permanence des nationalismes et leur prégnance, même en matière économique, en l’occurrence, industrielle. Sans-doute ont-t-elles pu échapper à Carlos Ghosn, dont, quoique triple, la nationalité est fort incertaine et les racines d’on ne sait où ; mais pas à ses partenaires japonais, pas aux cadres et aux personnels de chez Nissan, ataviquement patriotes. Les bilans du groupe Nissan-Renault font apparaître – les chiffres sont publics – que les profits sont produits par Nissan, tandis que Renault, via Carlos Ghosn, dirige l’ensemble… De quoi attenter à la fierté nationale et â la susceptibilité des nippons. Comme d’ailleurs à leurs intérêts. Ainsi, l’arrestation de Carlos Ghosn à Tokyo a – au moins pour partie – des airs de revanche. Sans-doute a-t-il fauté. Mais, le Japon ne l’a pas raté. Ce quasi apatride d’esprit cosmopolite ne leur correspond guère. Le Japon, lui aussi, a changé. Le gouvernement dont il s’est doté est passé aux mains des nationalistes. Peut-être, dans l’affaire, s’agit-il surtout pour Nissan de reprendre sa liberté, abandonnée pour un temps à la veille d’une faillite, tout en maintenant avec Renault une coopération libre, un partenariat stratégique, rendus nécessaires et utiles par les années passées de vie commune et les imbrications industrielles crées. Sans-doute Carlos Ghosn faisait-il obstacle à ce type d’évolution. Comme Strauss-Kahn à New-York, il est tombé de son piédestal à Tokyo.
L’affaire Carlos Ghosn apporte une pierre de plus à la masse des méfaits d’un certain capitalisme, que l’on se gardera de confondre avec le capitalisme patrimonial, qualificatif dont l’étymologie le distingue radicalement de l’autre, celui, de M. Carlos Ghosn.
Les princes de la Maison de France étaient décidément bien clairvoyants lorsqu’ils dénonçaient en avance sur leur temps « la fortune anonyme et vagabonde ». De nos jours, il lui arrive d’avoir de sérieux revers. ■
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Une étude effectuée en 2008 en Grande Bretagne faisait ressortir que les inégalités dans ce pays étaient proportionnellement deux fois plus élevées qu’au XVIII° siècle, alors même que l’Angleterre était à cette époque le pays le plus inégalitaire d’Europe. C’est là toute l’absurdité du capitalisme libéral: il repose sur une égalité de principe des individus et nie les réalités collectives, mais sa réalité produit une inégalité exponentielle. Il se dirige ainsi inéluctablement vers sa fin tragique.
Analyse parfaite !