Par Rémi Hugues
À l’occasion de la publication du dernier ouvrage du docteur ès Lettres et agrégé de philosophie Philippe Granarolo, intitulé En chemin avec Nietzsche, Rémi Hugues nous a proposé une suite de huit articles « Nietzsche par temps bleu ». Il s’agit de tenter de nous faire découvrir ou redécouvrir l’essence de la pensée de l’auteur de Naissance de la tragédie. Nous avons suivi ce chemin au fil des derniers jours. Il se clôture aujourd’hui.. Bonne lecture ! LFAR
La duperie des Lumières
Mais comment lʼhomme régule-t-il, tempère-t-il, organise-t-il lʼordre et la proportion ? Par quels moyens fabrique-t-il à partir de ce qui a été élaboré par son Créateur ?
Cʼest par le truchement de lʼ « organum organorum », lʼorgane suprêmement noble, cʼest-à-dire ses mains, quʼil est rendu apte à la production artificielle, étant entendu depuis Leo Strauss dans sa critique de Carl Schmitt que lʼart, ontologiquement culturel, se manifeste toujours en fonction dʼune certaine nature.
Lʼabeille et lʼarchitecte
Par lʼactivité artistique, lʼhomme atteint un stade suprasensible et même supra-intelligible. Il sʼélève au-dessus de sa nature, rejoint la sphère métaphysique, car lʼordre de lʼimagination, lʼordre de lʼabstraction, se situe au-delà de la matrice existentielle, il projette lʼartiste vers lʼidéal, un idéal qui lʼémancipe, le rend pas seulement indépendant ou libre mais envahi par le bonheur. Cette projection suprasensorielle est décrite par Thomas dʼAquin dans Somme théologique (I, 15) : « Artifex intendit domum assimilare formae quae in mente concipit », que lʼon pourrait traduire de la manière suivante : lʼartiste procède dans la réalisation de son œuvre en ayant à lʼesprit lʼidée de la chose à réaliser.
Marx dit quelque part que « ce qui distingue lʼarchitecte le plus malhabile de lʼabeille la plus adroite, cʼest que lʼarchitecte porte dʼabord la maison dans sa tête ». Il y a donc, chez lʼhomme, immersion dans un au-delà, assez proche au fond du monde des idées (ou essences) de Platon. Le projet qui nʼest au départ que réalité en filigrane provoque une vibration de lʼâme. Cela sʼexplique par la relation qui se noue alors entre le Créateur et sa créature. Lʼidée de lʼœuvre dʼart à produire, qui existe inchoativement dans lʼexemplaire divin, est prédéterminée par lʼopération cognitive de lʼartiste qui est amenée à la concevoir puis à la fabriquer. Le fil qui se crée, reliant (« religare ») le mortel à la transcendance, est cause de plaisir pour lʼartiste.
La volupté quʼil en retire nʼest pas la béatitude mais le bonheur, puisque la béatitude est un état propre à lʼau-delà céleste, ce que Nietzsche dénomme « arrière monde » et que le Fils a appelé Son royaume. Ce lien donne à lʼartiste un pouvoir démiurgique ; comme la référence de lʼesthétique classique, Boileau, le mit en évidence :
« Il nʼest pas de serpent, ni de monstre odieux
Qui par lʼart imité ne puisse plaire aux yeux »
Il nʼy a pas dʼautre tâche à laquelle il nous faut sʼadonner sans relâche que lʼImago Dei, la réalisation du Soi, car elle est la voie du salut, si tant est que lʼon comprenne que lʼart est traversé par la lutte eschatologique.
Lʼaveu de Zarathoustra
Nous dirions, pour clore cette recension, que Nietzsche est un immense poète dont Granarolo est le grand exégète. Mais il nous semble indispensable dʼajouter que notre auteur se fourvoie par sa lecture littérale de Nietzsche, qui doit être avant tout considéré comme un poète, plutôt que comme un philosophe. Et que disait Nietzsche-Zarathoustra des poètes ? Quʼil faut se méfier des sentences quʼils prononcent, quʼil ne fait pas se laisser berner par leur génie… qui est signe avant dʼêtre sens.
En atteste ce chapitre dʼAinsi parlait Zarathoustra intitulé « Des poètes » :
« Pourtant que te disait un jour Zarathoustra ? Que les poètes mentent trop. – Mais Zarathoustra lui aussi est un poète. […] Zarathoustra secoua la tête et se mit à sourire. ʽʽLa foi ne me sauve point, dit-il, la foi en moi-même moins que tout autre.
Mais en admettant que quelquʼun dise sérieusement que les poètes mentent trop : il aurait raison, – nous mentons trop. Nous savons aussi trop peu de choses et nous apprenons trop mal : donc il faut que nous mentions. […] Hélas ! il y a tant de choses entre le ciel et la terre : car tous les dieux sont des symboles et des artifices du poète. »[1] Oui, contrairement à ce que chantait Jean Ferrat à propos dʼAragon, le poète nʼa pas toujours raison. (Suite et fin) ■
[1] Friedrich Nietzsche, Œuvres, Paris, Robert Laffont, 1993, pp. 382-3.
A lire de Rémi Hugues Mai 68 contre lui-même …