Par Bernard Leconte
Dans Lucien Leuwen de Stendhal, le père Leuwen donne ce conseil à son fils, Lucien, qui s’apprête à entrer dans la haute fonction publique : « Mon fils, quand vous croiserez un ministre, prenez-le systématiquement pour un imbécile, ces gens-là n’ont pas le temps de penser. »
C’est imparable. On peut d’ailleurs étendre cette considération au delà des ministres, aux députés, sénateurs, même aux hommes politiques de moindre envergure, à la plupart des maires des communes de plus d’un millier d’habitants et parfois même à quelques maires de bleds moins peuplés, qui n’en possèdent pas moins une belle ambition.
Le Champignacien, poursuivant son droit chemin, tourne délibérément ses pas vers l’avenir, car il sait qu’agriculture, commerce et tourisme sont les deux mamelles qui sèment le pain dont il abreuve ses enfants !
Maintenant, ces gens-là, ministres, députés, etc., ont cependant pas mal de qualités. Ils sont capables de serrer beaucoup de mains en un temps court, surtout en période électorale. J’en ai connu un qui, en l’espace d’un petit quart d’heure m’a serré la paluche cinq fois, chaque fois sans me reconnaître. Ils ont du bagou, ils parlent, sans notes, avec une terrible facilité, commettant par-ci par-là quelques fautes de français, mais ils ont une telle facilité et un tel aplomb qu’à moins d’être puriste sourcilleux, on ne les entend pas. Ils ont donc de l’aplomb, de l’assurance et, montons l’éloge encore d’un cran, du culot, ils n’ont peur de rien, ils sortent des platitudes, des balivernes, des phrases creuses, des clichés, des expressions tartignoles et prudhommesques, des bourdes superdimensionnées avec l’air le plus heureux, le plus confiant, le plus convaincu du monde. Quelquefois, ils ont lu deux, trois pages d’un livre épais et réputé sérieux, ils les répètent en les déformant à peine, ils les aboient comme des perroquets, leurs auditeurs en sont estomaqués et ravis. Il leur arrive aussi de jouer aux petits Malraux, ils se lancent alors dans la phrase obscure, ténébreuse, censée consécutivement profonde, qui traite généralement des arts, de la spiritualité ou de l’avenir de la civilisation et de l’univers. Pour ce faire, ils ont un peu baissé la voix pour faire croire qu’ils chuchotent un secret, qu’ils révèlent un mystère, qu’ils frémissent de sensibilité choisie et citoyenne, après quoi ils tonitruent quelques mots définitifs. Ils ne voient avec jubilation que leurs électeurs groupés et en extase et ne s’aperçoivent pas que dans les coins il y a tout de même deux ou trois types qui rigolent sous le couvert de leur main en paravent devant leur bouche. Si l’un, près de la porte, rit plus ouvertement, le regard féroce qu’ils lui lancent en sortant ! ■