Par Sylvie TAUSSIG
Ce texte a été rédigé conjointement avec Karim Ifrak, islamologue.
Les religions, entre sacré et institution
Le projet d’imamat de femme oblige à réfléchir à ce qu’est une religion et comment elle s’organise.
De fait, les religions, gestionnaires du sacré, ont toujours mis en place des pare-feu pour éviter ses potentialités violentes ou contraires à toute institution sociale, et conjurer le mysticisme et ses risques destructifs – encore plus dans l’islam où il n’y a pas d’autorité religieuse centrale et pas d’intermédiaire entre le croyant et Dieu.
La religion, avec l’ensemble des savoirs qu’elle développe, entend limiter les risques (sociaux et politiques) d’implosion – d’où la constitution d’un savoir théologique qui, longuement accumulé, permet de canaliser ces énergies et d’inscrire l’institution dans la durée.
Cela est pour l’islam traditionnel des quatre écoles juridiques (et plus encore dans le chiisme), mais la conjuration des effets délétères du mysticisme est également prise en charge dans les tariqas soufies (tariqa, littéralement voie, désigne une confrérie religieuse) avec le contrôle exercé par le cheikh sur l’anéantissement de l’ego de l’adepte.
En un mot, les religions mettent en place un corpus interprétatif complexe qui permet de limiter les risques proprement religieux, d’emportement et de contagion généralisée (violence et sacré), en imposant une initiation non pas immédiate, mais régie par la patience d’un apprentissage intellectuel. La religion a un pôle mystique, mais également un pôle sapientiel (fondé sur la sagesse) qui relève de la prudence. C’est cette prudence qui vole en éclat quand les interprétations humaines tendent à voir sous leurs yeux les signes de l’apocalypse et sont ardents pour l’accélérer, ce dont Daesh est l’exemple le plus contemporain.
Dépoussiérer la tradition
Pour éviter cette exaltation prophétique qui peut venir d’une religiosité principalement fondée sur l’intuition, voyant dans les traditions souvent des sédiments ou des obstacles à la puissance transformative de Dieu, les personnes qui proposent ce projet de mosquée inclusive s’attachent à l’enraciner dans une tradition dépoussiérée.
En effet, comme dans le féminisme islamique, ils jugent que l’exclusion des femmes de l’imamat est le résultat de siècles de domination patriarcale, qui se donne le bon nom de consensus.
Pour eux, rien dans le Coran n’implique que l’imam serait un homme. Ils revendiquent également un courant de l’islam, le mutazilisme, qui est globalement connu pour deux traits : son libéralisme intellectuel assumé et sa prise de position sur le Coran créé à savoir qu’il n’est pas la parole même et directe de dieu, divine, éternelle et incréée mais que la lettre coranique est le véhicule de transmission d’un message.
Femme imam au Kerala en Inde, menacée de mort.
Or, le fondement tant doctrinal que juridique, sur lequel cherche à se baser ce projet pose problème.
Que dit le droit ?
Ni le mutazilisme ni les différentes écoles juridiques existantes n’accordent à la femme le droit d’être imam. À quoi Fader Korchane fait-il donc, théologiquement parlant, référence ? Le droit à l’interprétation pourrait lui reconnaître cette prétention, au regard notamment des circonstances contemporaines où l’égalité entre hommes et femmes est affirmée et réalisée. Mais cela reste, religieusement parlant, insuffisant.
Le mutazilisme est certes l’école de pensée la plus libérale et la plus raisonnée qui soit, mais pour autant, elle ne peut concéder aux néo-mutazilites, le droit de s’affranchir de ses préceptes fondamentaux.
Juridiquement et théologiquement parlant, c’est l’impasse. Reste la voie coraniste qui offre davantage de possibilités en termes d’interprétation, mais, là non plus, il n’est pas certain que les coranistes l’entendent de cette oreille.
Selon les entretiens que nous avons menés, pour Kahina Bahloul, outre l’expérience de l’Algérie pendant les années noires, il y a un fort engagement dans le dialogue interreligieux et le désir de constituer l’unité des trois religions abrahamiques, sous l’inspiration de la pensée soufie inclusive d’Ibn Arabi. ■ [Série suite et fin demain].