L’imam femme danoise Sherin Khankan à l’Elysée, avec Emmanuel Macron
Par Sylvie TAUSSIG
Ce texte a été rédigé conjointement avec Karim Ifrak, islamologue.
Mise à distance des autorités religieuses
Les intermédiaires humains sont mis en cause, mais les pratiques le sont également, dans une forme de religiosité qui met en avant l’authenticité de la personne et la quête du sens, et renvoie toute ritualité, y compris l’usage de l’arabe coranique pour le projet Simorgh, à l’orthopraxie qu’il réfute.
Dans ce cas, l’allusion (incohérente et inexacte littéralement) du projet Fatima au mutazilisme vise à les protéger de toute accusation d’innovation égarée ou néfaste (bidaa) qui risque de les faire condamner aux yeux des musulmans qui ne relèvent pas de leur clientèle particulière.
Imam canadienne.
Nouvelles religiosités
La proposition de mosquée islamique est donc un objet complexe qui fait sens dans le cadre global des nouvelles religiosités ou spiritualités.
L’idée qu’il faut nettoyer la source de la foi (ici le Coran) des scories patriarcales se retrouve, sous d’autres formes, dans le New Age. Dans mon terrain péruvien (Sylvie Taussig), je rencontre des « chamans » non natifs qui discréditent les sages locaux au titre que leur savoir est transmis de génération en génération (il est donc devenu l’équivalent de la « lettre » et un savoir mort), tandis qu’ils tirent eux-mêmes leur savoir d’une transmission directe, par la plante (en l’occurrence l’ayahuasca) qui les inspire sans intermédiaire.
Ibn Arabi qui domine le soufisme contemporain, à la place de Roumi qui prévalait il y a trente ans, revendique la même chose lorsqu’il reproche aux oulémas (savants) l’usage d’un savoir détenu de « personnes mortes », alors que lui détient le sien directement d’Allah l’Éternel Vivant.
Influences et médias
Objet complexe car, si le projet d’imamat féminin ne peut prétendre s’appuyer sur les écoles juridiques ou théologiques, il ne paraît pas non plus vouloir développer une nouvelle école juridique, ce qui pourrait faire sens dans le contexte occidental mais demanderait un effort doctrinal intense.
Pour l’instant, il ne décrit pas suffisamment ce que serait cet imamat féminin (par exemple, s’il est une nouvelle catégorie ?) ; il ne dit pas non plus ce que fait cet imam femme au moment de ses menstruations, ni ne décrit l’étendue de ses prérogatives – par exemple l’imame du Danemark célèbre les mariages (l’équivalent d’un acte civil en islam), mais ne prononce pas la prière mortuaire (où le ministère d’un imam est requis, dans les mêmes conditions que la prière prescrite, si ce n’est qu’elle s’effectue debout).
RFI, reportage sur une imame au Danemark.
Le projet se présente comme une rupture par rapport à l’islam actuel mais une continuité par rapport à l’islam profond dont la connaissance est obtenue de façon presque charismatique. Il sous le coup d’une inspiration personnelle quoiqu’elle se défende de tout prophétisme, et se comprend mieux dans le contexte de la société actuelle.
En effet, il passe fortement par les médias et les réseaux, et émane de personnalités connues par ces moyens plus que par une inscription dans les milieux musulmans, ou qui arrivent à être connues par lesdits milieux du fait de leur maîtrise des techniques de communication et des médias. Le modèle est ici la célèbre rabbin Delphine Horvilleur (Mouvement juif libéral de France).
En outre, on constate un certain adoubement par l’État – Monsinay et Bahloul sont des personnalités indépendantes convoquées aux assises de l’islam de 2018- qui cherche, depuis que l’islam est devenu une question publique, ce que serait le « bon islam » et tend à mettre en avant les personnes qui sont le plus en phase avec sa politique culturelle – ici le thème de l’inclusivité.
Brut, Delphine Horvilleur.
Effets inattendus
Le projet de mosquée inclusive, qui paraît une solution commode pour un certain nombre de croyants gênés notamment par le statut de la femme dans l’islam traditionnel, présente cependant des risques.
D’abord, il tend à enfermer l’islam dans l’islam des mosquées, autrement dit, elle tend à représenter l’islam comme une religion qui se pratique à la mosquée au mépris de ses formes variées (et sur la question des femmes, leur présence à la mosquée n’est pas recommandée). Par ailleurs, il se focalise aussi sur des figures charismatiques qui visent peut-être une gratification directe et immédiate, sous les auspices de la Sainte Ignorance décrite par Olivier Roy.
Une mosquée inclusive ressemble à un selfie – et il devrait être possible de l’envisager sous des catégories sociologiques extérieures au champ religieux sans être soupçonné de machisme. Elle présente aussi de nombreux traits New Age ; et l’analyser sous cet angle, ainsi que dans le cadre des religions comparées comme nous l’avons ébauché, permettrait de sortir l’islam de son exception analytique. ■ [Série, suite et fin].