Tout le monde n’a pas lu ou ne lira pas cet entretien donné par le cardinal Sarah à Atlantico, hier 8 avril. Pourtant, il doit être lu – raison pour laquelle nous avons décidé de le reprendre ici – tant les déclarations de ce haut prélat de l’Église catholique nous paraissent importantes pour la France et pour l’Occident. Tant ses analyses tranchent avec le discours le plus courant de l’Église d’aujourd’hui, hélas délétère, y compris celui du pape François. « Laissons François » répond le cardinal Sarah – et on le comprend ! – à une question de Jean-Sébastien Ferjou. À propos de ce dernier, disons qu’il nous paraît être l’un des journalistes les plus brillants de sa génération et l’un des débatteurs les plus lucides des plateaux de télévision. Ici, avec le cardinal Sarah, il se trouve à une autre altitude. lafautearousseau
GRAND ENTRETIEN – A l’occasion de la parution de l’ouvrage « Le soir approche et déjà le jour baisse » publié aux éditions Fayard, le cardinal Robert Sarah se livre à Atlantico. Première partie d’un entretien en deux volets.
Jean-Sébastien Ferjou : Eminence, vous parlez de la crise de l’Eglise, vous en analysez les différents symptômes, puis vous parlez de la crise de l’Occident. Vous utilisez deux images, celle de l’homme riche qui suit Jésus jusqu’au moment où Jésus lui demande de renoncer à sa fortune, ce que cet homme refuse parce qu’il a trop de biens. Et une autre : « Le monde moderne a renié Dieu car il ne voulait pas voir son image reflétée dans les yeux de Jésus. Mais s’il refuse de se laisser regarder, il finira comme Jésus dans le désespoir. Tel est le signe de la crise contemporaine de la foi » . L’Occident n’a plus voulu de ces renoncements au confort matériel ou moral et n’a plus accepté de se laisser regarder dans cette posture. Diriez-vous que l’Eglise est en crise parce qu’elle est trop occidentale ? Ou que l’occident est en crise car le christianisme l’est aussi ?
Cardinal Robert Sarah : Je peux me tromper, mais moi je ne distingue pas l’Occident de l’Eglise. L’Occident est chrétien, a été façonné par le christianisme. Sa culture, son art, sa vision de l’homme sont chrétiens. La crise de l’Eglise est en même temps la crise de l’Occident. La crise de l’Occident est en même temps celle de l’Eglise. Nous ne pouvons pas logiquement séparer les deux. Pour moi, comme Africain, l’Occident a été créé par le christianisme, même si on refuse les racines chrétiennes de l’Occident aujourd’hui. Mais on ne peut pas nier cette culture, ce que vous êtes. Votre art, votre musique, tout est chrétien. Les deux s’influencent. L’Occident n’est pas quelque chose en l’air.
Beaucoup de prêtres ne sont plus occidentaux aujourd’hui…
Bien sûr. Mais l’Occident c’est le christianisme, qu’il soit protestant ou catholique. La culture, l’art, la pensée sont chrétiens. Les deux crises sont contemporaines et corrélées. Car l’Eglise, c’est vous, les prêtres comme les laïcs.
Il y a aussi de nombreux croyants chinois, sud-américains ou africains…
Oui, mais si nous sommes chrétiens ailleurs dans le monde qu’en Europe, c’est parce que l’Occident nous a apporté le christianisme. La mission de l’Occident n’est pas pour moi le fruit du hasard. Dieu l’a voulue ainsi. C’est vous qui avez envoyé des missionnaires partout. On ne peut donc pas vous séparer de l’Eglise. La crise de l’Occident est donc contemporaine de la crise de l’Eglise. C’est parce que l’Eglise s’est affaissée que l’Occident s’est affaissé. Et réciproquement. Qui témoigne de l’Evangile dans la politique ? Ce n’est pas le prêtre mais les laïcs. Qui témoigne de l’Evangile dans l’économie ? Ce n’est pas le prêtre mais aussi les laïcs.
Justement, trouvez-vous que les catholiques français – peut-être par une mauvaise compréhension de la laïcité – ont renoncé à la part de témoignage dont ils devraient être porteurs en masquant leur identité catholique pour ne pas heurter les autres ?
La laïcité à la française est une parfaite contradiction : vous êtes essentiellement façonnés par l’Eglise. Vous ne pouvez pas dire je suis laïc dans la société et je suis chrétien à l’Eglise, c’est ridicule. Un homme ne peut pas être divisé : il est Un à tout point de vue, en toutes circonstances. Un Français à l’Eglise est aussi un Français en politique. C’est une incohérence que d’imaginer l’inverse. La foi est une réalité intime mais elle doit aussi être vécue en famille et dans la société au sens large.
Pensez-vous que les évêques français se sont trop retirés du débat public ?
Ils n’ont pas à participer à la politique en tant que telle. Mais ils doivent défendre les valeurs chrétiennes, les valeurs de la vie, les valeurs de la morale, c’est leur devoir. Ils doivent défendre ce que Dieu leur dit de défendre. Ils doivent dire ce que Dieu demande de nous. Tout ce qui est dans les commandements – tu ne tueras pas, tu ne voleras pas, tu ne commettras pas d’adultère – ils doivent le répéter aux gens. Ils doivent dire que le mariage est un mariage entre un homme et une femme. Ils doivent dire qu’il ne doit pas y avoir de divorce car personne ne peut se marier pour casser sa famille. Ceci est valable pour les chrétiens mais aussi pour toute la société.
Vous évoquiez ce qu’on appelle en France le « Mariage pour tous » ou les problématiques de filiation qui en découlent – PMA, GPA. L’Eglise s’est-elle montrée suffisamment aimante envers les personnes différentes ? L’Eglise n’a-t-elle pas aussi sa part de responsabilité dans la montée des revendications sociétales faute d’avoir su écouter et accueillir des chrétiens ou des non-chrétiens aux trajectoires de vie moins évidentes ? Sans céder sur ses enseignements bien sûr mais en ne se montrant pas excluante.
Je pense qu’il faut faire une distinction entre l’Eglise et ceux qui l’incarnent. Moi je peux être un mauvais prêtre. Mais regardez qui m’a donné mon sacerdoce : c’est Jésus. Lui demande la même chose à tous de la même manière. Même s’il y a une défaillance au niveau des prêtres ou des évêques, le message de fond, lui, ne change pas. Et c’est ce que je dis aux gens : si moi je suis défaillant, portez votre regard sur le Christ.
Mais sur le Mariage pour tous, je demeure persuadé qu’il était essentiel pour l’Eglise de défendre l’ordre naturel des choses. Car c’est celui voulu par Dieu.
Vous expliquez que les Occidentaux opposent leur liberté à cet ordre naturel dont vous venez de parler, qu’ils font entrer la liberté en concurrence avec la loi naturelle, ce qui est finalement ne pas comprendre la nature réelle de la liberté…
On a perdu le sens de la liberté. La liberté, ce n’est pas suivre ses tendances, ses instincts sans recul. La liberté, c’est chercher la vérité, c’est chercher le bien-être, pas seulement personnel mais de tous. La liberté ne revient pas à casser celle de l’autre. Au contraire, ma liberté me contraint à nouer des relations dans lesquelles je respecte l’autre. Quand vous conduisez dans la rue, votre liberté est freinée par le feu rouge. Si vous continuer à aller tout droit, vous écrasez des gens. Aucune liberté n’est totale. Toute liberté est freinée. Et de ce point de vue, la loi naturelle n’est pas une entrave : c’est la grammaire de notre nature.
L’œcuménisme, le dialogue interreligieux sont des valeurs très occidentales. Vous dites qu’on les a beaucoup transformées en irénisme, en une sorte de niaiserie. Avez-vous été frappé par la déclaration du pape François qui a lancé un appel avec le roi du Maroc à la liberté de culte à Jérusalem, en oubliant peut-être de préciser qu’il faudrait aussi que la liberté de culte soit respectée dans les pays arabes – particulièrement dans le Golfe ? Le pape accepte que les chrétiens ne fassent pas de prosélytisme pour donner des gages de sa volonté pacifique mais ne réclame pas la pareille aux musulmans avec lesquels il s’entretient.
Laissons de côté François. L’œcuménisme, qu’est-ce que c’est ? Le Christ a voulu que nous soyons un. Cela ne signifie pas que pour dialoguer avec mon vis-à-vis, je dois renoncer à ce que je suis. La liberté, ce n’est pas cacher ma foi catholique, mes doctrines à moi, celles que j’ai reçues depuis mon baptême, tout ça pour m’accorder avec des anglicans, des protestants. Ce n’est pas ça. L’œcuménisme, c’est de réfléchir ensemble à la question : qu’est-ce que Dieu demande à nous autres croyants ?
Le dialogue interreligieux est autre chose, il signifie de trouver des terrains d’entente pour ne pas se disputer, pour que chacun respecte la foi de l’autre. Mais si je crois que ma foi est meilleure, pourquoi ne pas la proposer à celui qui a une autre foi que moi ? Je ne lui impose rien, je lui expose juste ce que me dit ma foi, qui est Jésus pour moi. Mais si je cache mon identité et ma foi, ce n’est plus un dialogue et on se trompe alors l’un l’autre.
Vous dites d’ailleurs qu’il faut proposer aux migrants notre foi chrétienne, pas l’imposer, la charité doit être gratuite, mais qu’il faut proposer notre identité…
Si je reçois quelqu’un, je lui donne le meilleur de moi-même, ce que j’ai de plus beau. Or, si je donne aux migrants uniquement un toit, du travail, des médicaments… et que je lui cache ce qui fait vraiment un homme, son ouverture au transcendant, je le prive. Pourquoi ne pas proposer au migrant ma foi chrétienne ? Je ne lui impose absolument pas, je lui dis seulement : c’est une très bonne possibilité pour ton salut.
Au-delà de ce que nous proposons aux migrants, je suis troublé par ce renoncement de l’Occident à sa propre identité. Non seulement, nous ne savons plus expliquer aux autres qui nous sommes mais nous ne le savons souvent plus nous-mêmes.
Je crois que l’Occident pourra disparaitre s’il oublie ses racines chrétiennes. Les barbares sont déjà là, en son sein. Et ils lui imposeront leur culture, ils lui imposeront leur religion, leur vision de l’homme, leur vision morale si l’Occident n’a plus qu’un ventre mou et fuyant à leur opposer.
Est-ce qu’une telle mort de l’Occident signifierait une mort de l’Eglise ?
Cette mort de l’Occident pourrait entrainer la mort de l’humanité. L’Occident a eu la révélation divine par les apôtres, Pierre, Paul. Ils ont changé l’humanité et l’homme. Ici à Rome, dans l’Antiquité, les gens s’entretuaient et envoyaient des hommes se faire dévorer par les lions. Il n’y avait aucun sens de l’homme. L’Eglise a inculqué ce sens de l’homme aux Romains. Et l’Occident a changé. Il y avait l’esclavage. Beaucoup d’hommes religieux ont dit : ce n’est pas juste et l’Occident a été le premier dans le monde à y renoncer. Si l’Occident disparaissait parce que disparaissent ses racines, le monde changerait terriblement.
Vous écrivez que le Seigneur est sans miséricorde envers les tièdes, vous revenez plusieurs fois sur cette idée et on sent que c’est quelque chose qui vous est cher. Vous citez d’ailleurs Charles Péguy : « Il y a quelque chose de pire que d’avoir une mauvaise pensée, c’est d’avoir une pensée toute faite. Il y a quelque chose de pire que d’avoir une âme perverse, c’est d’avoir une âme habituée » . Pensez-vous que ceux qui se définissent comme progressistes, comme défenseurs de la démocratie et du Bien, que ce soit Emmanuel Macron en France ou ceux qui s’opposent aux populistes en Italie – sont dans une pensée courageuse ou dans une forme de pensée tiède, de pensée habituée ?
Je crois que si ceux qui dirigent l’Occident, ceux qui veulent le conduire, le font sans –voire contre – le christianisme alors ils deviennent tièdes et conduisent l’Occident à sa perte. Sans cette radicalité évangélique qui change le cœur de l’homme et donc la politique, l’économie, l’anthropologie, ils œuvrent à sa disparition même si ça n’est pas leur intention.
Regardez aujourd’hui ce qui se passe : il y avait six entités fondatrices à la création de l’Union européenne. Dans ces six, il y en a au moins cinq où les dirigeants ne savent pas ce qu’est une famille ou ce qu’est un enfant. Avant le gouvernement actuel en Italie, l’ancien Président du Conseil Paolo Gentiloni n’avait pas d’enfant. Macron, Merkel, n’ont pas d’enfants. Theresa May n’a pas d’enfants. Au Luxembourg, le premier ministre partage sa vie avec un homme. Quelles que soient leurs intentions, ces gens-là mènent l’Occident vers l’abîme. Ils ne savent pas ce qu’est une vie humaine, un enfant qu’on chérit parce qu’il est la vie.
Ils pourraient vous répondre que les hommes d’Eglise non plus n’ont pas de famille…
Ce n’est pas la même chose. Nous sommes sans famille parce que c’est un choix religieux. Eux sont mariés, en couple. Il ne faut pas mélanger les choses. J’ai fait un choix afin d’imiter quelqu’un qui m’a appelé et qui n’a pas fondé de famille. Mais Jésus me donne en retour le centuple : tous les hommes sont mes parents, mes frères, mes sœurs. En renonçant à une épouse, le prêtre reçoit le centuple.
Entre les convictions modérées, tièdes pour reprendre votre expression, d’Emmanuel Macron ou des opposants au gouvernement actuel en Italie, et des personnalités pas du tout tièdes comme Matteo Salvini, Donald Trump ou Viktor Orban qui parfois assument une identité chrétienne, voire catholique, même si le pape avait considéré que Donald Trump n’était pas chrétien, qu’est-ce que vous préférez ?
Dans la révélation, Dieu déteste les tièdes. Dans le chapitre 3 de l’Apocalypse, il dit : puisque tu n’es ni chaud ni froid, je te vomis. Dieu déteste la tiédeur.
L’Occident, c’est le christianisme mais c’est aussi la science, la technologie, la Silicon Valley et ses recherches sur le transhumanisme ou l’immortalité.
Mais que veulent ces gens ? Vivre jusqu’à 150 ans, 300 ans ? Que peuvent-ils bien en attendre ? Humainement, qu’est-ce qu’un homme fait à cet âge- là ? Pire, pourquoi vouloir vivre aussi longtemps si c’est pour se contenter de jouir de possessions matérielles ?
Sans aller jusqu’à ce fantasme d’immortalité, le fait que sur une même planète des gens puissent vivre de manière très différente, des pauvres sans accès à la médecine et d’autres avec des organes réparés, une meilleure vue… pourrait créer deux humanités. Redoutez-vous les découvertes scientifiques de ce 21ème siècle ?
Je pense qu’avoir deux types d’hommes sur cette Terre est irréalisable. Et même si c’était fait, je ne vois pas quelle joie il y aurait pour un homme « invincible » à voir d’autres hommes mourir lentement à côté de lui. Dieu ne nous a pas créés immortels, sauf dans notre âme. Physiquement, tout ce qui est créé est fini. Tout cela, c’est vouloir être comme Dieu. Et c’est une illusion. Et même si on réussissait à faire de tels hommes – invincibles, immortels – sur cette Terre, que feraient-ils de cette immortalité ? Notre bonheur, c’est Dieu, pas l’imitation de Dieu.
Vous parlez de cette Terre. Avec les inquiétudes sur l’environnement et le climat, « sauver la Planète » est devenu un slogan politique majeur. Mais peu de gens parlent de sauver l’homme et l’humanité…
Sauver la planète alors qu’on continue à tuer des enfants ou qu’on tue les vieillards quand leur faiblesse déplaît aux regards ? Mais que sauve-t-on alors ? Quand on perd Dieu, on perd l’homme. Dieu n’existant plus, on sauve la nature. Mais qu’est-ce que la nature sans homme ?
J’ai vu un évêque du Congo lors du dernier synode qui disait : dans notre région, on était heureux, il y avait des fleuves, des arbres… et ils sont venus chercher je ne sais quel minerai et ont creusé, puis ont pollué toutes les rivières. Pour boire de l’eau dans son diocèse, ils doivent désormais l’importer. Les gens n’ont plus d’eau potable. Il faut sauver les fleuves bien sûr. Mais pas indépendamment des gens qui boivent dedans.
Est-ce à dire que certains écologistes ont une théologie négative, ou que la planète est devenue leur Dieu ?
On a effectivement fait de la planète un Dieu, mais c’est une idolâtrie. Mais c’est un Dieu qu’on ne respecte même pas, parce qu’on la pollue, on l’exploite de manière désordonnée, au détriment des habitants. Il suffit de regarder ce qui se passe en Amérique Latine ou en Afrique. Les hommes ne comptent plus. Ce qui compte c’est le gain. Et ce sous le prétexte qu’on veut sauver la nature.
C’est de la comédie. Tant que l’homme ne connait pas ses limites, qu’il ne reconnait pas qu’il n’est pas Dieu, qu’il a été créé par quelqu’un, qu’il vit dans une nature si bien organisée, nous ne sauverons ni les hommes ni la nature. Pourquoi l’homme ne veut-il pas reconnaitre qu’il a été créé, qu’il a des limites ? Quand on regarde la profondeur de l’univers, le mouvement des étoiles, on voit pourtant bien que ce n’est pas le fruit de l’intelligence humaine. Et que ce n’est pas un hasard non plus.
Vous le dites dans le livre : les gens préfèrent ne pas recevoir un héritage parce qu’ils ne veulent rien devoir à personne…
Exactement. Ils veulent tout ce qu’ils ont eux-mêmes créé. Il n’y a plus que cela qui compte. Pourquoi le monde moderne veut-il à ce point sauver la nature mais pas celle de l’homme ? La dignité de l’homme consiste pourtant à être fondamentalement un débiteur et un héritier. ■
Lien direct vers la boutique Amazon : ici
Simone Veil a dit que si le clergé français s’était opposé d’une manière significative la loi pour laquelle tout le monde l’encense et lui permet de dormir entre un Carnot génocideur et un Voltaire ricanant. Sous prétexte de politiquement correcte, de laïcité, on accepte tout car tout est relatif.
Enfin un homme d’Église qui croit à quelques chose, contrairement à un Pape invertébré et flou quand il n’est pas manipulateur.