« …On touche ici les limites de la révolte populaire.»
Cofondateur de la Nouvelle Librairie et rédacteur en chef d’Éléments, François Bousquet est auteur, polémiste et analyste pointu de la droite française.
Le mouvement des Gilets jaunes qui dure depuis plusieurs mois se révélait dans ses débuts être le mouvement de cette France périphérique si bien décrite par Christophe Guilluy. Que pensez-vous du vocabulaire de diabolisation utilisé à son encontre par le gouvernement ? Et son traitement médiatique ?
Il y aurait des volumes à écrire sur le lexique invariablement dépréciatif auquel le parti de l’Ordre, de Thiers à Macron, de Guizot à Griveaux, recourt pour qualifier le peuple, ou plutôt le disqualifier. Car ici qualifier, c’est disqualifier. Je ne voudrais pas verser dans la facilité de succomber à l’argument raciste, mais pour le coup le mépris des classes dominantes ressemble à s’y méprendre au racisme tel qu’il s’est constitué en idéologie au XIXe siècle. Soyons marxiste sur ce point. Il fallait alors créer une catégorie de sous-homme – l’Untermensch – pour fournir une main-d’œuvre taillable et corvéable à l’industrie, soit en la prolétarisant, soit en l’esclavagisant.
Chaque civilisation ayant son animal de trait (le cheval, le bœuf, le lama, le chameau…), l’âge de la vapeur venait d’inventer le sien : l’ouvrier, animal laborans, à charge pour le racisme, sorti de la matrice darwinienne, d’en fournir l’alibi scientifique, ou pseudo-scientifique. De ce point de vue, ce ne fut rien d’autre que l’instrument de légitimation des nouveaux rapports de production. La nouveauté aujourd’hui, c’est que le système techno-marchand n’a plus besoin de ce réservoir d’emplois non qualifiés, sauf dans l’industrie des services. Dès lors, l’Untermensch, c’est l’homme en trop, un motif sur lequel la littérature soviétique et pré-soviétique (Gogol, Dostoïevski, Olécha, Léonov) a surabondamment écrit, dans un monde en quête d’homme nouveau.
Patrice Jean lui a récemment consacré un magnifique roman, L’Homme surnuméraire. C’est le rêve d’une société sans travail, vieille utopie icarienne. La vérité, c’est que nous cols blancs, nous citadins connectés, n’avons jamais autant travaillé. La fin du travail, c’est en réalité et seulement la fin du travailleur, du moins en Occident. Mais que faire de ces hommes en trop, soumis au même principe d’obsolescence programmée, forme cool du darwinisme social ? Les mettre au rebut comme des objets encombrants ? Les confiner dans la périphérie, dans des sortes de réserves peuplées de bonnets rouges, de gilets jaunes et, pour faire bonne mesure, de cas soc’, moyennant une allocation universelle – le pain – et des jeux ineptes, en faisant le pari qu’ils rejoindront le cimetière des espèces disparues sans protester ? Pari perdu. Il en va de même d’une autre forme d’infériorisation : l’éternel procès en moisissure du Français moyen (de Dupont Lajoie aux Bidochon, des Deschiens à la Présipauté de Groland). Or, le Français moyen a subi lui aussi un glissement sémantique. Il faut dire qu’entre-temps, victime du grand plan social des trente dernières années, il a plus ou moins disparu. De moyen, il est devenu petit. Mieux : il a été déchu de sa nationalité au profit de sa détermination ethnique : c’est le fameux petit Blanc, fascinante expression qui résume à elle seule l’inconscient raciste des élites. Elle est entrée dans le langage courant tant et si bien que les premiers concernés – les petits Blancs donc – l’ont eux-mêmes adoptée dans un classique mécanisme d’identification négative. « Petit » Blanc (avec ou sans guillemets), c’est l’homme inférieur, à tout le moins infériorisé. Aux promesses de l’homme augmenté, il renvoie, lui, l’image de l’homme diminué. C’est la France des « gars qui fument des clopes et qui roulent au diesel ». Et « ça n’est pas la France du XXIe siècle que nous voulons », comme l’a dit le porte-parole d’un gouvernement qui s’imaginait pouvoir être le liquidateur judiciaire et politique de cette France périphérique avant qu’elle ne se soulève.
Vous êtes directeur de la Nouvelle Librairie. L’attaque de cette dernière par des militants d’extrême-gauche ne montre-t-il pas que le mouvement a été confisqué par nos ennemis ?
C’est le paradoxe des derniers actes des Gilets jaunes. L’extrême gauche – étrangère au mouvement et foncièrement hostile à ses revendications – s’est invitée au cœur des défilés. Les rangs sont clairsemés, mais on n’y manque ni de professionnalisme ni de spécialistes de close combat. Elle s’infiltre dans les cortèges, en détourne les slogans et y impose sa stratégie d’intimidation physique, laquelle est tolérée par les pouvoirs publics et secrètement approuvée par les médias centraux. Mais personne n’est dupe. Gageons que les Gilets jaunes ne se laisseront pas déposséder de leur légitime colère.
Si des initiatives métapolitiques à l’instar de la Nouvelle Librairie ou la révolte des Gilets jaunes prouvent que le peuple français n’est pas mort, il n’en demeure pas moins que sur le plan de la politique partisane, nous ne transformons pas l’essai. À l’approche des élections européennes, le mouvement des Gilets jaunes ne semble pas pouvoir se muer en une force d’opposition construite au pouvoir en place. Qu’en pensez-vous ?
On touche ici les limites de la révolte populaire. À étudier le phénomène sur la longue durée, soit en France à partir du XIVe siècle et de l’essor de l’État, on voit combien la révolte a échoué quasi systématiquement à se transformer en révolution. Parcourir les éphémérides de ces émotions (terme en vigueur sous l’Ancien Régime), et il y en a eu des milliers, c’est reprendre la chronique aussi troublée qu’oubliée de l’histoire de France. Mille pages ne suffiraient pas à en accueillir la longue et vaine plainte. Émeutes, insurrections, jacqueries, troubles, rébellions, l’histoire en est saturée. Le populisme n’en est jamais que la continuité à l’âge démocratique. Pour autant, tous ces soulèvements populaires n’ont jamais débouché sur une politique. La raison à cela ? On connaît la réponse du Duc de Liancourt à Louis XVI après la prise de la Bastille : « C’est une révolte ? – Non Sire, c’est une révolution ! » Eh bien, pour comprendre l’essence du populisme, il faut renverser la formule. « C’est une révolution ? – Non Sire, c’est une révolte ! » Qu’est-ce qui distingue une révolte d’une révolution ? La révolution veut contrôler le cours de l’histoire ; la révolte, s’en affranchir. Le dégagisme contemporain nous le rappelle suffisamment. Pour s’en tenir aux Gilets jaunes, ils ne remplissent qu’un des deux prérequis du populisme (je veux parler d’un populisme conséquent qui ne se condamnerait pas à l’impuissance politique) : la protestation horizontale. Lui fait défaut la réponse verticale, autrement dit son incarnation politique, le leader populiste, aujourd’hui singulièrement absent. Pour le dire avec les mots d’Alain de Benoist, les Gilets jaunes n’ont à cette heure fait jouer que leur pouvoir destituant, pas constituant. Mais le même de Benoist dit qu’il nous faut envisager ce phénomène comme la répétition générale d’une crise de plus grande ampleur.
Marine Le Pen, qui n’a pas d’alliés, simplement des ralliés. Dupont-Aignan qui cède à la pression médiatique en écartant Emmanuelle Gave de sa liste. Bellamy qui malgré ses opinions personnelles relativement conservatrices se trouve à la remorque de Macron… Pensez-vous que la droite pourra tout de même faire quelque chose des prochaines élections ? Ne va- t-elle pas dans le mur ?
C’est tout le génie de Macron, bien aidé par la médiocrité de ses adversaires. Il a mis sur pied une Große Koalition, une grande coalition à l’allemande. Comme s’il n’avait blessé à mort le PS et diminué les LR que pour pouvoir les réinventer et les fusionner en un parti central unique. Désormais, l’UMPS n’est plus une figure de style, c’est une réalité politique : le macronisme. Cela faisait longtemps que les convergences idéologiques poussaient le PS dans les bras des LR, et réciproquement. Mais il n’y avait pas de passage à l’acte, principalement pour des raisons de clientélisme électoral, dont justement Macron n’avait que faire, n’ayant aucune clientèle électorale sur laquelle capitaliser. Lui, devait bâtir une force nouvelle répondant à la demande des élites économiques et à la sociologie des grandes métropoles, qui ont tourné le dos à la France déclassée et majoritaire pour épouser la cause des minorités, ethniques, sexuelles, religieuses, au nom d’un internationalisme qui doit beaucoup plus au pop art qu’à la quatrième Internationale. ■
On souscrit volontiers à l’analyse si pertinente de F Bousquet notamment sur l’expression du tranquille mépris des classes aisées citadines, envers la majorité des « autres » affublés des qualificatifs les plus dégradants, afin de faire oublier qu’ils sont citoyens à part égale de ceux qui les rejettent, bien que ne sachant vivre sans eux. La préparation et la mise en œuvre de cette infamie par les clercs, tout autant français qu’européens, sous le couvert de la démocratie, aura emprunté les chemins de la déstructuration de la société, par l’abaissement volontaire de l’éducation et du savoir, le sabotage des valeurs communes, et une immigration destructrice du lien social, visant à former une population inculte mentalement esseulée, devant errer dans des linéaires de supermarchés, sous la flèche mentale des ersatz émotifs publicitaires. Devant la lassitude de la médiocrité, on comprend la logique d’une substitution d’un UMPS communicativement inventé pour stigmatiser les partis dominants, par un LREM fusionnant les plus mous afin de fabriquer un tour de passe-passe politique, plus formel que fondamental. Toutefois, on sait que le chien, issu du loup, émergea des moins agressifs qui s’approchaient des campements, les autres restants au loin dans les meutes. Le résultat LREM est pathétique, car on ne fait pas une division de choc avec des porteurs de plumeaux. Or, contradiction, et non des moindres, le système des clercs, sorte de nouvelle nef des fous, promouvant l’individualisme hors sol, a, pour exister, précisément besoin des classes moyennes conservatrices et pondérées, qu’il cherche à détruire par idéologie et cupidité. De surcroit, le balancement circonspect du « en même temps » ne changera rien à la chose, car la négation de l’existence d’une équation ne saurait suffire à la résoudre où à l’annihiler, quelle que soit la formule sémantique utilisée. L’horizontalité des révoltes ne peut se transformer en verticalité révolutionnaire que grâce à l’émergence de dominants capables de synthétiser les mécontentements et de les sublimer en programme d’attaque et de combat. Ce n’est, de la part des gilets jaunes, pas encore le cas, du moins cette fois, alors que leur reflux apparent coïncide logiquement avec l’entrisme orchestré des minoritaires ultra-violents. Toutefois, on sait bien que le système de connivences en place, installé dans l’Etat et dans l’UE, tout empressé qu’il est de retourner à ses martingales de fonctionnement, ne prendra pas en compte la réalité d’un phénomène qui l’a surpris, et qu’il n’a pas envie de comprendre, de peur de devoir modifier ses lignes. Or, bien que convaincus d’avoir, par de nouvelles Lois, construit les barrières adéquates pour « la prochaine fois », les hommes en place savent intuitivement qu’un fil est rompu, celui de la confiance avec le peuple, pas celle des arithmétiques, mais celle des légitimités, et que sans elle, non seulement ils ne décèleront pas à temps cette émergence, mais qu’ils n’en devineront ni la forme ni la létalité. La piètre tentative de faire croire à un homme augmenté, justificatif pathologique actuel du désir de domination sur les autres, ne fera pas long feu devant la réalité humaine, à laquelle, d’ailleurs appartiennent tous ces faux génies de la modernité tardive, qui chantent des futurs improbable nés de spéculations littéraires sur des concepts scientifiques non maitrisés. Forts de techniques de communication, assises sur des algorithmes, qui ressemblent pour eux à de nouveaux outils de basse police, ils n’imaginent pas que ces mêmes outils comportent, intrinsèquement les moyens d’y échapper, voire d’y répondre. Les périodes de transitions sont ainsi faites, qu’elles génèrent nombre de charlatans mentalement égarés, au langage biaisé, portant le masque de la souffrance des autres, pour en mieux exploiter la densité, et la nôtre n’échappe pas à la règle. Ce n’est toutefois pas par ce que les fous ont tout perdu, sauf la raison, qu’ils vont indéfiniment perdurer. Le compte à rebours est commencé.