En introduction à cet intéressant entretien, Le Figaro écrit : André Bercoff vient de publier « Le retour des peuples » (Hugo Doc, 2019) dans lequel il dresse le bilan des décennies de politiques ayant conduit aux Gilets jaunes. Il y décrit nos gouvernants comme aveugles à la crise politique qui est advenue. (Figaro Vox 10.05). On y retrouve la pensée libre et lucide de Bercoff qui fut notre invité à Marseille le 21 janvier dernier. LFAR
« Depuis deux ans, tout se passe comme si Macron venait d’atterrir en France, comme un nouveau PDG qui découvre son bureau. »
Dans votre livre « Le retour des peuples», vous revenez sur les origines du mouvement des Gilets jaunes. Quelles sont-elles, en résumé ?
Elles sont évidemment multiples. Paupérisation d’une partie de la classe moyenne ; abandon en rase campagne de ce que le géographe Christophe Guilluy a appelé La France périphérique ; précarisation de millions de Français (petits commerçants, ouvriers, agriculteurs, chômeurs, employés à durée de plus en plus en déterminée)… Depuis 1975, les Quarante Pâteuses ont succédé aux Trente Glorieuses. Tout à la joie d’entrer dans le Disneyland de la mondialisation, des élites pourtant brillantes ont cessé de regarder ceux que l’économie-monde avait laissés au bord de la route. Ceux-là en effet restent pris en tenaille entre les rutilants nomades des fuseaux horaires et les miséreux nomades de l’immigration massive. S’en suivirent, dans ce dernier cas, des passions grégaires, des communautarismes exacerbés et des transferts de population à l’intérieur même du pays. La juxtaposition, consciente ou cachée, de la diminution du gâteau économique et des troubles de l’être identitaire, devait produire, à un moment donné, le retour d’un refoulé adoptant, cette fois-ci, la couleur jaune. Ne restait plus que le moment où une goutte de fuel allait déborder le vase: ce fut un certain mois de novembre..
Avons-nous dépassé le clivage droite-gauche ?
Depuis longtemps. La gauche est morte fin 1982, quand elle embrassa avec zèle et ferveur l’économie de marché tout en conservant pieusement ses oripeaux étatistes et bureaucratiques. Résultat : la main invisible d’Adam Smith dans le slip de la fonctionnarisation généralisée. Quant à la droite, elle se fit sociétale avec Giscard, belle au bois dormant avec Chirac, agitée avec Sarkozy: au-delà des postures et des remaniements, aucun travail, aucune réflexion de fond. Presidential baby pouvait jaillir, fils naturel des noces rêvées de la Finance et de Hollande.
Qu’est-ce que les réseaux sociaux ont changé ?
Ils ont détruit, pour le meilleur et le moins bon, le monopole de la vérité révélée d’en haut et répercutée, avec plus ou moins de conviction, vers le bas peuple. Attribuer d’ailleurs la naissance des fake news à l’apparition des réseaux sociaux est d’une incongruité monumentale. L’intox, la désinformation et la propagande existaient au moins depuis l’Antiquité. Et la venue de Gutenberg n’a rien arrangé. Aujourd’hui, Facebook, Twitter et autres Instagram permettent certes les appels à la haine, que l’on peut et doit combattre et juguler, mais aussi, des faits, des images, des mots, que l’on ne voit pas toujours apparaître dans les médias mainstream. Et l’on a bien vu, ces temps-ci, que les principaux scandales d’État ou d’affaires, avaient été repérés d’abord sur la toile. Que chacun puisse s’exprimer malgré les excès, est en tous les cas, une preuve évidente de démocratie. Même si les propos de comptoir le disputent souvent aux analyses de fond. Sans les réseaux sociaux, la liberté d’expression, hélas, de plus en plus policée, n’aurait plus du tout le même sens.
Que dit pour vous l’actuel succès de Donald Trump ?
Le cardinal de Retz affirmait que l’on ne peut sortir de l’ambiguïté qu’à son propre détriment. Donald Trump, aujourd’hui, prouve d’éclatante façon, le contraire. On ricanait sur les politiciens qui ne tenaient jamais leurs promesses de campagne ; en voici un qui a dit ce qu’il allait faire, et qui fait ce qu’il a dit. En matière de croissance, de baisse du chômage, d’augmentation des bas salaires, les résultats sont là, incontestables. La comparaison serait assez cruelle pour certains. Quand on prétend diriger, une bonne colonne vertébrale et une clarté dans la formulation du cap, ne messied pas.
Quel lien faites-vous entre le mouvement des Gilets jaunes et la colère identitaire de l’époque ?
Elle est manifeste partout. Des États-Unis à l’Ukraine, de l’Italie à la Pologne, du Brésil à l’Autriche, des millions de personnes n’ont plus vraiment envie que leur nation soit vendue à la découpe, et que leurs frontières se transforment en passoire. Les laissés-pour-compte du village global ne savent plus où ils habitent, ce qui les fait vivre ensemble, ce qui fonde désormais la décence commune et les valeurs collectives. D’où le retour identitaire.
Qu’appelez-vous l’« effet Sieyès » ?
Dans mon livre «Le retour des peuples», je consacre un chapitre à l’étonnant ouvrage de l’Abbé Sieyes rédigé en janvier 1789, pour la tenue des États Généraux. Mutatis mutandis, j’ai été stupéfait par les rapprochements entre les mots de l’Abbé et la situation d’aujourd’hui, la manière dont le clergé et la noblesse de l’époque traitaient le Tiers État, la question centrale de l’impôt, la revendication d’une dignité et d’une reconnaissance considérées comme essentielles. Le clergé politico-médiatique et la noblesse financiaro-administrative feraient bien de lire Sieyes et accessoirement « Le retour des peuples »…
Vous rappelez la dimension visionnaire du discours de Philipe Séguin…
Philippe Séguin, l’un des politiques les plus intéressants et les plus lucides de la Ve République, qui n’a pas eu le rôle qu’il méritait, n’a eu de cesse de rappeler qu’une Europe sans âme, sans culture, où l’on a mis d’emblée la charrue économico-bureaucratique avant les bœufs du savoir et de la connaissance, allait certes exister, voire prospérer, mais se heurterait un jour, faute d’union véritable – celle des cerveaux et des cœurs – à la toute-puissance d’une Amérique encore impériale et à l’émergence spectaculaire des nouvelles puissances asiatiques.
Vous comparez Macron à un stagiaire…
François Hollande fut, pendant cinq ans, le commentateur de sa propre inaction. Emmanuel Macron fut un excellent candidat, vorace vainqueur des coriaces effilochés de la politique as usual. Mais depuis deux ans, tout se passe comme s’il venait d’atterrir en France, comme un nouveau PDG qui découvre son bureau. La manière dont il a géré jusqu’ici le mouvement social en cours, montre à l’envi qu’il y a encore une dose excessive d’amateurisme chez les princes qui nous gouvernent. Macron devrait se rappeler, et au plus tôt, les mots de Chirac: un chef, c’est fait pour cheffer. ■
Entretien par Etienne Campion
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