Par Rémi Hugues.
Le Cercle Proudhon – 1911-1914.
Le règne de la chrématistique – pratique dénoncée en son temps par lʼun des maîtres de lʼécole dʼAthènes et promise à un destin universel par le truchement de son fier et brave disciple macédonien Alexandre, cʼest-à-dire le Stagirite Aristote – pouvait commencer. Et pouvait perdurer tant que ses contempteurs étaient divisés en deux camps diamétralement opposés.
Révolutionnaires et réactionnaires se faisaient face, en dépit, comme on lʼa dit, de lʼanimosité quʼils éprouvaient communément contre le système capitaliste, rendus ainsi incapables de le mettre à bas, ce système qui a noyé « les frissons sacrés de lʼextase religieuse, de lʼenthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité à quatre sous dans les eaux glacées du calcul égoïste. »[1]
Au primat de la qualité sʼest substitué le primat de la quantité[2], à la prédominance céleste sʼétait substituée la prédominance de la matière, à la loi du sang sʼétait susbstitué la loi de lʼor, et nul ne semblait pouvoir stopper cette logique implacable.
Ce phénomène européen, si ce nʼest mondial, appelé modernité libérale, à lʼorée du XXème siècle, dans le pays même où il forgea sa condition de possibilité morale – la Loi éthique votée le 26 août 1789[3] –, trouva deux adversaires sérieux. Le « rationnel » Maurras et le « passionnel » Sorel (pour reprendre les catégories de Nietzsche reprises par Berth). Lesquels permirent, plus ou moins directement, par la grâce de leur remarquable clairvoyance, à un mouvement de se constituer sur la base de cette nécessité évidente : pour vaincre le désordre moderne établi lʼunion des contraires doit se réaliser.
Dissociées, les deux pensées antilibérales, socialisme et nationalisme, vont devoir trouver un terrain dʼentente si ceux qui les incarnent, qui tous espèrent quʼun jour la ploutocratie dissimulée derrière la prétention à enfin parvenir à épouser lʼexpression de la liberté du peuple, mais qui nʼest en fait quʼune ochlocratie, une dictature impitoyable de la majorité, sera aboli. Ainsi certains dʼentre eux prient sérieusement leurs responsabilités. (A suivre, demain jeudi) ■
[1]Karl Marx, Manifeste du Parti communiste, Paris, Union Générale dʼÉditions, 1962, p. 23.
[2]Le médiacrate Dominique Reynié, médiocrement convaincu par les idées quʼil professe urbi et orbi, de Sciences Po à « C dans lʼair », indique quʼil a lu Le Règne de la quantité (1945) de René Guénon quand il souligne que la modernité nʼest pas tant le règne de la quantité mais plutôt celui de le densité. Avec lʼindustrialisation est apparue la société de masse, « dont la caractéristique est moins quantité que la densité, comme en atteste le phénomène dʼurbanisation. Ici, le problème devient politique. Commandée par l’industrialisation, la présence du grand nombre au cœur du système social se fait menaçante en raison des conflits d’intérêts engendrés par les nouveaux rapports de production et en raison des possibilités de mobilisation rapide et massive qu’offre l’espace urbain. La nouvelle configuration sociale pose un problème inédit et fondamental de gouvernabilité déterminant une solution qui ne fera pas l’économie d’une interrogation sur le rôle consenti au grand nombre, quelle que soit la forme de l’État. Désormais, il n’y pas d’alternative à la politique de masse. Loin d’être la cause de la politique de masse, l’idée démocratique apparaît comme une solution au problème de gouvernabilité posé par un type de société que détermine avant tout un nouvel ordre économique et social. Le régime des opinions semble offrir une solution efficace au nouveau problème de gouvernabilité en raison de sa capacité à produire un consentement à l’obéissance. L’adhésion d’une majorité allège sensiblement pour ceux qui en sont membres l’épreuve de l’obéissance à partir d’une approbation de ce qui se fait ou de ce qu’il est prévu de faire, tandis que la résignation de la minorité s’apparente au consentement si les procédures sont légitimes, notamment en raison du fait qu’elles garantissent à la minorité de devenir majorité. Face au problème de gouvernabilité posé par la société de masse, l’efficacité de l’organisation démocratique réside donc le principe de participation du plus grand nombre à la légitimation de l’action étatique. Il est une réponse toujours possible consistant à organiser la répression du conflit tandis que par ailleurs le grand nombre se trouve pris dans une logique disciplinaire de l’embrigadement. La force de la solution démocratique est dans le risque auquel elle consent. […] Cependant, le risque d’une participation des masses est accepté en raison de conditions qui en déterminent la nature et la portée. », « Opinion publique » in Philippe Raynaud et Stéphane Rials (dir.), Dictionnaire de philosophie politique, Paris, P.U.F., 1996, p. 445-446. La démocratie, entendue comme système dʼélections de représentants par un vote ouvert à lʼensemble des citoyens, lesquels sont également libres de se présenter à ces élections, est la solution la plus adaptée, selon les élites libérales, au problème des masses. Elle sert leurs intérêts. Ce qui nʼest pas sans rappeler lʼaveu de Tocqueville, qui ne disait ne pas craindre pas le suffrage universel, puisque les gens voteraient comme on le leur dira. La classe capitaliste a recours à une ruse pour maintenir son pouvoir. Sa performativité repose sur la loi dʼairain de lʼintégration par lʼurne et lʼisoloir au paradigme libéral-démocrate, qui transforme des forces anti-système en nouveaux relais de ce paradigme, qui in fine le renforcent, comme ce fut le cas avec le mouvement ouvrier. Il suffit pour sʼen convaincre de comparer le Manifeste du parti communiste (1848) qui soutient « la conquête de la démocratie » par le prolétariat qui doit parallèlement « arracher petit à petit tout le capital à la bourgeoisie », avec le programme défini par les sociaux-démocrates allemands lors du congrès de Bad-Godesberg (1959), qui reconnaît dans la démocratie « la forme de lʼorganisation généralement admise », défend « la libre concurrence et la libre initiative des entrepreneurs » et « approuve une économie de marché où le libre jeu de la concurrence est effectif. » Et plus récemment, le Front national de Jean-Marie Le Pen, créé par des gens pas spécialement républicains, rebaptisé depuis sous lʼégide de sa fille Marine Le Pen Rassemblement national, qui se revendique être le meilleur champion de la laïcité, sorte de religion républicaine.
[3]« Le 22 octobre 1773 […] est fondé le ʽʽGrand Orient de Franceʼʼ ; dont les mots dʼordre sont précisément ʽʽLibertéʼʼ, ʽʽÉgalitéʼʼ ; cette loge eut une grande participation à la rédaction de la Déclaration des droits de lʼhomme », Matila Ghyka, Le Nombre dʼOr. Rites et mythes pythagoriciens dans le développement de la civilisation occidentale, Paris, Gallimard, 1959, p. 106.
A lire de Rémi Hugues Mai 68 contre lui-même …
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