Par Rémi Hugues.
Le Cercle Proudhon – 1911-1914.
Le Cercle Proudhon, qui entendait, par-delà le clivage gauche-droite, rassembler les contempteurs de lʼutilitarisme, cette pensée illuministe venue dʼoutre-Manche qui sʼavère un authentique monothéisme de Marché, fut lancé officiellement le 16 décembre 1911.
À vrai dire il était le résultat dʼun saut qualitatif dans la compréhension des enjeux profonds et spécifiques de la modernité. La grande crise économique des années 1880-1890 déchira le voile des apparences ; opération de dévoilement qui contribua au rapprochement de ceux qui, normalement, devaient sʼaffronter plutôt que de discuter.
Telle est la nature, lʼessence, du Cercle Proudhon, qui nʼa rien à voir avec une préfiguration du fascisme (impasse téléologique) ou un point particulier dʼun phénomène général originaire dʼAllemagne appelé « révolution conservatrice » (impasse transnationale).
Ce fut un espace de dialogue, une agora créée par ceux qui avaient compris que les circonstances politiques (avènement de la « République du 4 septembre », suffrage universel masculin, parlementarisme, faillibilité dʼune économie dirigée par les aléas de lʼagiotage et autres spéculations de bourse, affaire Dreyfus, recours à lʼimmigration pour peser à la baisse sur les salaires, répression violente des grèves coordonnées par lʼaction syndicale, elle-même fortement combattue, comme lʼatteste lʼaffaire Durand, diversion par lʼinstrumentalisation de la querelle religieuse entre laïcité et catholicité) les avaient conduits à recourir au même langage et au même discours, tournés vers une critique radicale de la démocratie et des institutions républicaines, organes de coercition maintenant à flots lʼincurie économique ambiante au prix de litres de sang.
Le syndicalisme révolutionnaire et le nationalisme royaliste en étaient arrivés à partager le même diagnostic (seules les solutions proposées divergeaient), pourquoi dès lors se priver dʼentamer un dialogue constructif et fécond ?
Ce fut instauré, et bien instauré. 14 conférences furent organisées en tout[1], desquelles accouchèrent les Cahiers du Cercle Proudhon. Mais lʼirruption de la Première Guerre mondiale écourta cette expérience hors norme, pétrie des vertus telles que lʼintelligence, lʼouverture dʼesprit et lʼautocritique, expérience fidèle au vieux fond religieux du pays de ces hommes, qui, parce quʼils étaient affectés par les passions de leur Siècle, ne les préoccupait guère.
Henri Lagrange, activiste passionné des réunions du Cercle Proudhon, qui justifiait lʼanti-patriotisme des syndicalistes révolutionnaires par la haine légitime quʼon était en droit de ressentir contre lʼÉtat-nation républicain, ne survécut pas à la « grande boucherie » de 14-18.
Hélas, le grand siècle annoncé par Édouard Berth nʼadvint pas. La raison capitaliste eut raison de ceux qui entendaient lʼabolir. Cependant, le caractère exceptionnel du Cercle Proudhon, qui est indiscutable, a inspiré les voisins européens, ce qui témoigne de sa forte attractivité.
En 1907, lors du Congrès international des socialistes non-conformistes, les participants insistèrent sur la nécessité que le mouvement ouvrier eût , si lʼon nous permet cette analogie, ses propres camelots du roi. Lénine, qui examina en détail les actes du congrès, en tira sa théorie de lʼavant-garde du prolétariat, révisant par là lʼadage marxien selon lequel la révolution doit être lʼœuvre des travailleurs eux-mêmes. Inflexion qui en octobre 1917 sʼavéra fonctionnelle, assurant le triomphe du bolchévisme, auquel Sorel et Berth se rallièrent.
Quant à Valois, (photo) il préféra lʼavatar italien de la pensée ni gauche-ni droite du Cercle Proudhon. En 1925 il fondait un parti dʼinspiration mussolinienne, le Faisceau. Mais il refusa dʼaller jusquʼà soutenir le national-socialisme dʼAdolf Hitler (allié par défaut dʼun Benito Mussolini dont le tropisme français, sʼappuyant sans doute en partie sur lʼadmiration quʼil avait pour Sorel, ne fait aucun doute), dont le darwinisme social appliqué à lʼethnique, abusivement assimilé au nietzschéisme, justifiait la méphistophélique loi du plus fort et insultait le catholicisme de la France immémoriale, ennemie désignée par Mein Kempf au même titre que les turan (ce qui signifie nomade, en opposition à aryan, qui veut dire sédentaire). Valois sʼengagea dans la Résistance, comme de nombreux royalistes.
Ces deux idéologies totalitaires, qui combattaient la modernité avec des armes résolument modernes, entrèrent en conflit lʼune contre lʼautre dans les années 1940, bien quʼelles désignassent la « bancocratie » comme lʼadversaire absolu, après avoir cependant pris langue et donc laissé entendre quʼil y avait une coopération possible, lorsque fut signé le pacte de non-agression Ribbentrop-Molotov.
Conflit, si lʼon revient en France, qui vit sʼopposer le maréchal Philippe Pétain et le général Charles de Gaulle. En dépit de cela, la politique que chacun conduisit était imprégnée de lʼesprit du Cercle Proudhon, alors quʼil est dʼusage de considérer que celle-ci était à droite, voire très à droite.
Le premier eut sous ses ordres à Vichy Hubert Lagardelle (présent avec Sorel au congrès des socialistes hétérodoxes de 1907). Lʼex-S.F.I.O. Marcel Déat et lʼex-communiste Jacques Doriot le soutinrent également. Pendant quelques années les deux hommes eurent lʼoccasion dʼadopter une rhétorique puisant dans la littérature des Auguste Blanqui, Alphonse Toussenel, Auguste Chirac et Gustave Tridon. Durant lʼaffaire Dreyfus, déjà, des membres du Parti ouvrier français (P.O.F.) de Jules Guesde animèrent « des conférences, même contradictoires, aux côtés de Drumont, Guérin, Morès. »[2]
Le second put, de 1944 à 1947, dans le cadre du Conseil national de la Résistance, piloter la reconstruction dʼune France en ruine en bonne intelligence avec les pro-soviétiques du P.C.F. Maurice Thorez, Ambroise Croizat et Marcel Paul. Et en mai 1968 il dut en grande partie son salut au soutien de lʼU.R.S.S., qui le lui assura à Baden-Baden par lʼintermédiaire du général français Massu et du maréchel Kochevaï, commandant les forces armées soviétiques en Allemagne. Et son Premier ministre Georges Pompidou de voir dans son projet de participation (ou association capital-travail) lʼinstauration des « soviets dans lʼentreprise ! »[3]
Dans les deux cas le clivage gauche-droite était dissous par addition des extrêmes plutôt que par soustraction des extrêmes[4]. Car en temps de crise les modérés, dépeints avec une grande acuité par Abel Bonnard[5], sont aux abonnés absents, terrés dans un abri, attendant que lʼorage passe[6].
À certains égards notre époque, marquée par la fin (peut-être provisoire) de lʼÉtat terroriste Daech et par le début dʼune violente contestation populaire (le mouvement des « gilets jaunes »), présente des traits similaires à lʼépoque qui vit apparaître le Cercle Proudhon. Toute grande crise économique, et nous en vivons une, favorise lʼirruption de révoltes.
À chaque récession son lot de séditieux, qui se mobilisent pour exprimer publiquement leur mécontentement : juste avant le lancement du Cercle Proudhon les paysans languedociens, en 1907, et concomitamment à son lancement, en 1911, les paysans champenois se mettent en colère.
Deux essayistes relayés par la « grande presse », lʼhistorien Pascal Blanchard et le philosophe Jean-Claude Michéa, ont comparé ces événements à la crise actuelle des « gilets jaunes »[7], cet incendie que Macron est incapable dʼéteindre.
Ce mouvement, qui ne se revendique ni de gauche ni de droite mais sʼautodésigne par le vocable « populiste », sʼinscrit en négatif du pouvoir macronien qui, en se disant et-de-droite-et-de-gauche, montre bien quʼil est lʼarchétype de ce libéralisme progressiste et européen qui triomphe en France depuis les années Giscard.
Ce moment « populiste » est en fait le dernier avatar du Cercle Proudhon. Mais ce qui sʼétait réalisé par le petit nombre – une élite lettrée avant-gardiste formant une coterie de quelques dizaines de membres – sʼaccomplit maintenant à partir de la base, dʼune masse pléthorique de gaulois réfractaires en colère. ■
__________________________________
[1]Géraud Poumarède, « Le cercle Proudhon ou lʼimpossible synthèse » in Mil neuf cent, n° 12, 1994, p. 71.
[2]Claude Villard, Les guesdistes. Le mouvement socialiste en France (1893-1905), Paris, Éditions sociales, 1965, p.410. Le Marquis de Morès avait été dʼailleurs, outre Charles de Foucault, le condisciple de Pétain à lʼécole de Saint-Cyr. Nul besoin de présenter Édouard Drumont ; quant à Jules Guérin cʼétait un journaliste proche dʼanciens communards.
[3]Laurent Lasne, De Gaulle : une ambition sociale foudroyée, Paris, Éditions Le Tiers Livre, 2009, p. 158.
[4]Il faut entendre ici le substantif « extrême » de façon neutre, et non péjorative, ce qui signifie anti-système. Nous assumons ici reprendre la sémantique adverse.
[5]Paris, Gallimard, 1936.
[6]Lire à ce sujet « Le rat » de Jean Anouilh (1962).
[7]Blanchard sʼest exprimé sur ce point le 16 janvier 2019 dans un débat face à Éric Zemmour sur Cnews. Michéa a publié une lettre ouverte le 21 novembre 2018 diffusée à partir du blog « Les Amis de Bartlebay ».
Photo en tête d’article : Création de la Sécurité sociale.
A lire de Rémi Hugues Mai 68 contre lui-même …
(Cliquer sur l’image)