Il s’agit-là d’une conférence inédite donnée en 1973 pour les étudiants d’Action Française de Marseille (URP). Son auteur ? Ludovic Vaccon, érudit et bibliophile marseillais, qui avait fondé dans sa jeunesse, avec quelques amis, le Cercle Jacques Bainville de la cité phocéenne. Des souvenirs, des citations, composent ce portrait de Bainville et en donnent une connaissance générale de première main. C’est Eric Zemmour qui l’appelle « le grand Bainville ». Y compris dans les prétoires. Publication sur une semaine. (Archives Gérard POL). JSF
JACQUES BAINVILLE et la POLITIQUE [III]
Comment Bainville trouvait-il le temps d’accomplir un travail aussi considérable ? On peut en effet répartir sur plusieurs mois la composition d’un ouvrage, parfois sur plusieurs années. Mais, la rédaction de plusieurs articles qui doivent paraître le matin ou le soir même est un véritable tour de force.
Travail & principes
A quelqu’un qui lui demandait : « Vous devez travailler sans arrêt ? Sinon, comment feriez-vous ? » Il répondit simplement : « Non. Je règle mon temps. »
Robert Kemp, qui collaborait avec lui à La Liberté et Léon Daudet (photo) qui, à l’Action Française, s’asseyait en face de lui, nous ont parlé de la méthode de Jacques Bainville journaliste. Quand il arrivait à la salle de rédaction, il avait déjà lu les journaux et la traduction des journaux étrangers, ceux qu’il ne lisait pas dans le texte. Dans le chemin, il avait réfléchi, il avait choisi son sujet. Il écoutait un instant ceux qui étaient autour de lui. On lui posait des questions, sa réponse était presque toujours : « C’est facile, c’est relativement simple. » Robert Kemp a défini l’étonnement de ses confrères : « Bainville possédait à merveille l’algèbre des idées. Sa virtuosité faisait songer à Henri Poincaré qui en mathématique sautait de l’énoncé à la formule finale. »
Puis d’un geste familier faisant tinter un trousseau de clefs dans sa poche il s’asseyait, tirait sa montre, la posait sur la table ; l’article se réglait sur les aiguilles de la montre. A l’heure dite il était fini, relu, une rature ou deux, puis le tout donné à la composition.
Que de fois l’avons-nous entendu dire : « je vais rédiger l’article de l’A.F., je viens de le parler avec vous. »
Le don qui frappait le plus en lui était l’art de rendre intelligibles les questions les plus ardues. Finances, politique étrangère, rares sont ceux qui peuvent se faire une opinion de première main, pourrait-on dire, sur ces problèmes qui exigent des connaissances approfondies et une attention soutenue. Quand on lisait un article de Bainville on ne disait pas : « j’ai compris. » ç’aurait été le signe qu’on avait conscience de l’effort. Non, on se disait : « je le savais ». On finissait presque par se convaincre que c’était naturel et qu’on avait vu clair tout seul. N’est-ce pas là le plus haut mérite d’un journaliste ?
Pour Bainville ce don était presque accessoire si l’on pense à sa faculté de déduire les effets des causes et à plonger un regard clairvoyant dans les ténèbres de l’avenir.
C’est ici qu’il faut passer au sujet essentiel que vous avez bien voulu me demander d’essayer d’examiner avec vous.
Nous allons le faire à la lumière des écrits bainvilliens.
« La politique consiste essentiellement à prévoir. L’expérience est la seule technicité de la politique. On doit se demander si les préceptes qui servent à conduire les Etats aussi bien que ceux qui servent à conduire la vie des particuliers, chacun ne doit pas les avoir d’abord vécus, éprouvés, gagnés sur la résistance des choses par ses propres échecs et par ses propres succès, avant de se les formuler à soi-même. »
Vous reconnaissez là des idées qui vous sont familières et que seuls les esprits faux peuvent nier.
Bainville ajoutait à ce précepte celui qu’il empruntait au Cardinal de Richelieu : « En matière d’Etat il faut prévoir et pénétrer de loin les affaires et ne pas appréhender tout ce qui paraît formidable aux yeux. » Il le complétait par un autre du Cardinal de Bernis qui faisait écho à cette idée à un siècle de distance : « Il faut tout calculer et ne pas tout craindre. »
Ce sont les bases sur lesquelles se fondait sa réflexion et son étude quotidienne de l’événement.
S’adressant à Maurras (photo avec Daudet) il lui dit un jour : « Vous ne cachez pas votre secret, vous l’avez dit vous-même en vers et en prose, vous en livrez la clef quand vous répétez : « Ce qui m’étonne ce n’est pas le désordre c’est l’ordre. » Mais je crois que vous êtes rarement entendu. »
Il avait adopté à propos de la France et de la Monarchie cette idée de Joseph de Maistre : « La France n’a jamais été et ne sera jamais une République elle n’est qu’une Monarchie en révolution, seule la monarchie peut régner en France. Elle règne par l’ordre si elle est le gouvernement existant en fait. Dans le cas contraire elle marquera son absence par des troubles et ce sera là encore une façon inverse de régner. »
Cette pensée dans sa tournure elliptique peut paraitre obscure au premier abord. Mais si vous appliquez ce texte aux années que nous venons de vivre vous verrez clairement que ces intermittences de monarchie ou d’absence de monarchie, caractérisent notre époque. (À suivre, demain) ■
Joseph de Maistre