Il s’agit-là d’une conférence inédite donnée en 1973 pour les étudiants d’Action Française de Marseille (URP). Son auteur ? Ludovic Vaccon, érudit et bibliophile marseillais, qui avait fondé dans sa jeunesse, avec quelques amis, le Cercle Jacques Bainville de la cité phocéenne. Des souvenirs, des citations, composent ce portrait de Bainville et en donnent une connaissance générale de première main. C’est Eric Zemmour qui l’appelle « le grand Bainville ». Y compris dans les prétoires. Publication sur une semaine. (Archives Gérard POL). JSF
JACQUES BAINVILLE et la POLITIQUE [VI]
Etudions maintenant un aspect plus connu de son œuvre : la Politique étrangère.
On dirait aujourd’hui : Géopolitique
Il y a consacré une masse d’articles et plusieurs livres dont le plus prestigieux demeure les Conséquences Politiques de la Paix. Presque tous ces articles sont d’une clairvoyance incomparable et inégalée s’il n’y avait à côté ceux de Charles Maurras.
Après sa mort, on a réuni en volumes et en les groupant par similitude de sujet (l’Allemagne, la Grande-Bretagne, la Russie etc.) une grande quantité d’articles.
A la relecture de ces livres on est stupéfait, le mot n’est pas trop fort, de leur actualité.
Un des tout premiers qu’il ait écrit Bismarck et la France s’ouvre par une préface dont nous détachons ces lignes :
« L’œuvre glorieuse de notre monarchie ne fut pas seulement de faire la France, de la constituer morceau par morceau. Ce que nos rois avaient créé, ils l’entourèrent de l’admirable système de défenses et de protections, dont le chef-d’œuvre fut de maintenir dans leur état de « mosaïques disjointes » les deux pays que la France avait devancés par son unité : l’Allemagne et l’Italie. Pourquoi l’unité italienne et l’unité allemande ont-elles fini par être réalisées ? Pourquoi les peuples d’outremonts et les peuples d’outre-Rhin eurent-ils au XIXe siècle le bonheur de sortir de leur anarchie ? Pourquoi la France abandonna-t-elle sa politique naturelle, sa politique tutélaire, et renonça-t-elle de gaieté de cœur à ce privilège qui faisait sa sécurité, de n’avoir sur ses frontières de l’Est au lieu de puissants empires, que des voisins divisés ? Comment cette faute a-t-elle pu être commise ? Ici l’Histoire seule répond. Dès que la France a été privée de ses chefs, de ses conducteurs et gardiens naturels, de ses Capétiens nationaux, on a vu, par une fortune inattendue les maisons rivales sortir de leur médiocrité, les Hohenzollern et les Savoie ceindre de nouvelles couronnes. Ce qui était naturel se produisit : à tout affaiblissement de la monarchie en France a correspondu l’accroissent des monarchies rivales et ennemies. »
Ce livre a été écrit parallèlement à celui de Kiel et Tanger de Charles Maurras. Vous n’ignorez pas que dans un discours récent le plus haut personnage de la République vient de faire référence à ce livre et qu’il s’est même étonné de la vision prophétique qui s’y trouvait.
Toujours dans cette préface de Bismarck et la France nous lisons :
« Quel principe plus que celui des nationalités mérite d’être appelé un principe de gauche. La démocratie et le libéralisme l’ont considéré et le considèrent encore comme un article essentiel de leur programme. Thiers et Proudhon libérés par leur intelligence avaient fini par dénoncer ces périls. Alors toute la gauche les accusa de défection et leur infligeant la suprême injure les traita de réactionnaires.
C’est en effet la réaction qui nous eût sauvé des événements de 1870 et de leurs conséquences. »
N’oublions pas que ce livre était écrit avant 1914 et que nous avons eu comme conséquences : la guerre de 1914, la guerre de 1939. C’était vraiment persévérer dans l’erreur, c’était persévérer dans l’aveuglement.
Après la victoire de 1918, si cruellement, si chèrement payée, Bainville à son poste de vigie de la Nation Française écrivit Les Conséquences politiques de la paix, ce livre qui n’a pas vieilli d’une ligne, le pendant du Mauvais traité de Maurras.
Tout le monde connaît son mot célèbre sur le Traité de Versailles : « Une paix trop douce pour ce qu’elle a de dur. »
L’Allemagne allait être en proie à ses désordres, lorsque Bainville si attentif au destin tragique de la Germanie, écrivit dans la Revue Universelle un article dont je vous laisse apprécier la prémonition :
« Quand Louis II succombe, Bismarck et Wagner ont la victoire. Ils l’ont eue jusqu’en 1918 : cela est sûr. Mais bientôt l’Allemagne est tombée dans de nouveaux délires : germanisme, wagnérisme lui avaient tourné la tête. Elles ont eu leur poésie à elles, ces légions qui se lançaient vers Paris pour le détruire et qui, chemin faisant massacraient et dévastaient par enthousiasme et par système. Elles étaient enivrées par l’hydromel de Wagner. Aux tranchées qu’elles creusaient sur la terre de France, elles donnaient des noms de Hunding et de Siegfried ; tout un opéra guerrier jusqu’au jour où le crépuscule des dieux est tombé sur l’empire des Hohenzollern. Ces chutes violentes, les nerfs de la race semblent les demander. Elle s’y plait peut-être. Hans de Wolzogen, un des commentateurs de Wagner, a donné la théorie du rythme syncopé dans le drame musical. La syncope, l’arrêt brusque en pleine ardeur de vie, que suit tôt ou tard une renaissance : il y a là un besoin et une sorte de jouissance pour l’Allemagne. Son histoire est une histoire à éclipses. Celle du Moyen-Âge, nommé le grand interrègne, reste pour les Allemands un symbole profondément senti. Combien de temps durera l’interrègne nouveau ? Hindenburg et Ludendorff ont été vaincus. Il n’est pas aussi certain que Bismarck et Wagner le soient. L’Allemagne garde ce que Bismarck lui avait donné, le résultat de la plus importante des guerres, celle de 1866, et les conquêtes essentielles de la Prusse, celles qu’elle avait faites sur les autres Etats allemands. Mais l’œuvre bismarkienne, l’unité allemande, demeure. Quant au wagnérisme, il est intact. Compris par les Français comme une musique, il l’est pour les Allemands comme Wagner a voulu qu’il fût : une conception du monde, une philosophie, un philtre magique à l’usage d’une seule race. »
N’est-ce pas la préfiguration de tout ce qui s’est passé par la suite ? Orchestré par les fanfares wagnériennes, nous avons vu surgir Siegfried qui a rassemblé les peuples germaniques. Ceux qui ont vécu Nuremberg, ceux qui ont vécu l’ascension hitlérienne ne pouvaient s’empêcher de relire cette page au fur et à mesure que se déroulaient les tragiques événements de la seconde avant-guerre.
Hitler arrive. Que dit Bainville ?
« Bien qu’il vienne d’Autriche, c’est un vrai héros germanique. D’une science toute fraîche, je vais vous dire pourtant à quoi il me fait penser et, ne riez pas. Le racisme plonge dans le passé des vieux Germains. Hitler c’est Witikind qui donna tant de soucis à Charlemagne.
Ce qui caractérise Witikind, c’est l’esprit de ruse. Il n’a pas son pareil pour provoquer des soulèvements, déterminer parmi les Saxons des manquements à la foi jurée.
Pour atteindre ses buts il a eu besoin d’une puissance d’intrigue prodigieuse. Les historiens Francs ne s’y sont pas trompés et c’est avec raison qu’ils le qualifient de racine du crime, d’excitateur de perfidie. »
Si nous comparons ces pages à ce qu’on écrivait alors en voici quelques exemples, Bainville nous les donne :
« La bénédiction du Times ne manque pas plus à Hitler qu’elle n’avait en I87I manqué à Bismarck. Le Führer avait déjà été béni par l’Archevêque de Canterburry : « Pour l’immense, certain et somme toute bienfaisant réveil, qu’avait valu à l’Allemagne et à la Vie allemande sous toutes ses formes la remarquable révolution dont le nom de Herr Hitler est inséparable ». »
A quoi Bainville ajoutait ce commentaire, implacable :
« A quand pour le carnage, l’absolution donnée par le Primat de l’Eglise d’Angleterre ? » (À suivre, demain) ■