Par Rémi Hugues.
De la chrématistique à lʼachrématistique
« Achrématistique » : vocable formé du préfixe a-, privatif, et de chrématistique, signifiant un art non-naturel de s’enrichir, non-naturel au sens d’illégitime, mauvais. On retrouve sa condamnation dans le livre I des Politiques d’Aristote.
Ce dernier (Ci-contre avec Alexandre). y explique que « la chrématistique diffère de la richesse naturelle : celle-ci concerne l’administration familiale, celle-là le commerce qui n’est pas créateur de valeurs absolument, mais par échange de valeurs »[1].
La chrematistika est ainsi distinguée de lʼœkonomia, laquelle correspond à la bonne manière d’assurer la prospérité dʼun foyer, d’une maisonnée, et, par extension, d’un État (on parle alors d’économie politique). Ceux qui, happés par la passion de l’accumulation, « augmentent sans limites leurs avoirs en argent »[2], se détournent de cette dernière au profit de la première. La nature de celle-ci est donc subtile, elle est une rapine qui n’en a pas lʼapparence. Elle n’est pas un vol au sens classique où on l’entend. Elle ne relève même pas de la délinquance en col blanc, qui est plus « goupilienne » que « léonienne », s’il nous est concédé cet emprunt à ces images typiquement machiavéliennes : c’est-à-dire plus fondée sur l’art de la ruse que sur la force brute, de bête féroce.
La monnaie n’est pas un bien comme un autre
« [B]lâmée à juste titre car elle n’est pas naturelle mais se fait aux dépens des autres »[3], la chrématistique a cours légal depuis des lustres. Son autorisation progressive, sa lente pénétration dans les mœurs acceptables, sa normalisation qui pendant longtemps fut freinée des quatre fers par l’Eglise, marque le commencement de l’ère capitaliste. Autrefois vilipendée par la culture helléno-chrétienne, la pratique de l’usure est aujourdʼhui parfaitement admise. C’est incontestable. Même le pape, et ses fidèles à sa suite, ne s’en préoccupent pas, bravant allègrement l’interdit oublié.
Le mot « usure » se rapproche du mot « usage ». Voici sans doute la raison : la monnaie est un bien. Tout bien a deux types de valeur : sa valeur d’usage et sa valeur d’échange. Voyez cette monographie de Charles Maurras posée à portée de main sur le bureau, une édition originale de L’enquête sur la monarchie, je peux la lire, l’étudier, la méditer, lʼannoter en vue de travaux de recherche futurs. Voilà sa valeur d’usage. Ou je peux essayer de la vendre pour un bon prix sur Amazon, ou à un bouquiniste spécialisé dans les livres rares et anciens. C’est sa valeur dʼéchange. Or la monnaie n’est pas un bien comme un autre, livre, chaussure ou voiture… Elle fait figure d’exception car elle est uniquement valeur d’échange, déterminée par la loi de l’offre et de la demande. Elle n’est que cela. Elle « est principe et fin de l’échange, »[4] et nʼa pas, par conséquent, de valeur d’usage.
Cette spécificité est pleinement exprimée par cet aphorisme indien : « Ce n’est que lorsque le dernier arbre sera abattu, que le dernier fleuve sera pollué, que le dernier poisson sera pêché, ce n’est quʼalors et alors seulement, que l’homme comprendra que lʼargent n’est pas comestible. » La monnaie n’est une denrée, un bien d’usage, si lʼon peut dire.
L’usure est la mise en valeur d’usage de la monnaie
Ainsi de la théorie. Car en pratique il est possible de dénaturer la fonction de la monnaie, de lui doter une valeur d’usage. Cette dénaturation, c’est lʼusure, la mise en valeur d’usage de la monnaie. Aristote considérait qu’ « il est tout à fait normal de haïr le métier d’usurier du fait que son patrimoine lui vient de l’argent lui-même, et que celui-ci n’a pas été inventé pour cela. Car il a été fait pour l’échange, alors que lʼintérêt le fait se multiplier. […] L’intérêt est de l’argent né de l’argent. […] Cette façon dʼacquérir est la plus contraire à la nature. »[5]
Notre système monétaire et financier repose sur une dénaturation, rien dʼétonnant quʼil broie les hommes et abîme la nature. Le principe de la dette est effectivement à la base de la création monétaire, via, au niveau macroscopique, les D.T.S. (droits de tirage spéciaux) du Fonds monéraire international, et, au niveau « micro », les prêts aux entreprises et aux ménages accordés par les banques de second rang (B.S.R.). On le voit bien quand on lit des essais dʼanalyse économique : le sujet des dettes, publiques ou privées et des taux dʼintérêt est omniprésent. Il nʼest pratiquement question que de cela dans la littérature macroéconomique contemporaine.
« Achrématistique », donc. Pourquoi diable ce néologisme ? Parce quʼil faut mettre un concept sur un phénomène sans précédent. Une réalité qui relève de lʼabsurdité économique : lʼexistence de taux dʼintérêt négatifs.
Impulsés par la B.C.E., qui a décidé de faire payer le loyer de lʼargent que les B.S.R. placent en son sein afin de stimuler lʼéconomie réelle, en complément de sa politique dʼassouplissement quantitatif, ces taux dʼintérêt négatifs sʼétendent maintenant aux bons obligataires souverains de pays comme la France ou lʼAllemagne.
Être payé à emprunter, quelle aubaine ! Quel non-sens surtout : cʼest comme si votre bailleur se met soudainement à vous proposer de vous payer pour que vous occupiez son appartement. Une entreprise a saisi la balle au bond dans le but d’accroître sa notoriété en fournissant à des particuliers ce service bien particulier : être rémunéré à emprunter de lʼargent. Interrogé par France 2, le directeur de Smava a précisé que cʼest une « opération marketing »[6], qui est donc éphémère, mais qui en dit long sur le bouleversement financier que l’on vit en ce moment. (A suivre, demain) ■