Dans Condition de l’homme moderne, publié en 1958, alors que les sociétés occidentales sont en plein essor économique et technologique, Hannah Arendt analyse les conséquences anthropologiques de ces mutations. Le progrès va-t-il bouleverser la condition humaine ? Une question plus que jamais d’actualité.
Bérénice Levet a donné dans Le Figaro du 2 août la remarquable réflexion à laquelle elle s’est livrée sur ces sujets éminemment actuels. Mieux sans-doute que ce que nous aurions pu dire, ou différemment, mais dans un même profond sillon. Ainsi, devons-nous nous employer à faire écho (et notre profit) à ce qui rejoint et approfondit cette école de la Tradition à laquelle nous appartenons. Qui, en effet, œuvre à régénérer la pensée française et, tout simplement, à redresser la France et sa civilisation. Les idées que Bérénice Levet expose ici dans le sillage d’Anna Harendt sont évidemment de cet ordre. JSF
Par Bérénice Levet
En 1951, dans un texte intitulé En guise de conclusion, sorte de codicille aux Origines du totalitarisme, écrit dans la perspective de la reconstruction de la civilisation occidentale après l’épreuve totalitaire, Hannah Arendt pose une alternative décisive politiquement et moralement : soit nous continuons de glisser sur la pente dessinée par la modernité d’« un ressentiment fondamental contre tout ce qui est donné », soit nous nous réconcilions avec la part non choisie de l’existence et cultivons une « gratitude fondamentale pour les quelques choses élémentaires qui nous sont véritablement et invariablement données ». L’enjeu est de taille : le refus des limites, la croyance dans le « tout est possible », moteur des régimes totalitaires, « n’a vérifié qu’une chose, que tout pouvait être détruit ».
Vers une nouvelle humanité ?
Or, à peine l’alternative est-elle énoncée, l’encre séchée, qu’Arendt est forcée de constater que l’armistice avec le donné de l’existence est loin d’être signé. En 1957, la mise sur orbite du premier Spoutnik est unanimement célébrée comme « le premier pas vers l’évasion des hommes hors de la prison terrestre », indice que « l’humanité ne sera pas toujours rivée à la Terre ». Et Arendt de demander : « L’émancipation, la sécularisation de l’époque moderne, qui commença par le refus non pas de Dieu nécessairement, mais d’un dieu père dans les cieux, doit-elle s’achever sur la répudiation plus fatale encore d’une Terre mère de toute créature vivante ? » Elle observe également les premières tentatives de donner la vie dans des éprouvettes, de « rendre la vie artificielle », autrement dit de « couper le dernier lien qui maintient encore l’homme parmi les enfants de la nature ». Last but not least, déjà, les laboratoires des scientifiques bruissent de la promesse de « tuer la mort », comme on le proclame aujourd’hui dans la Silicon Valley, temple du transhumanisme.
Autant de pièces à conviction, pour Arendt, d’une « révolte » tournée « contre l’existence humaine telle qu’elle est donnée – cadeau venu de nulle part (laïquement parlant), écrit-elle magnifiquement – et que l’homme du XXe siècle entend échanger contre un ouvrage de ses propres mains.»
Les modernes ont déclaré la guerre à la condition humaine, et ils ont désormais les moyens de la gagner. Il n’y a pas lieu d’en douter, dit Arendt. Reste à savoir si nous souhaitons utiliser dans ce sens les découvertes de la science et de la technique. Une mutation anthropologique est sur le point de s’accomplir, l’humanité à venir pourrait ne ressembler en rien à celle que nous avons connue. Le voulons-nous ? L’histoire n’est pas écrite, « l’avenir de l’humanité reste indéterminé parce qu’il dépend d’elle », disait Bergson.
À rebours de l’esprit du temps
En 1958, l’heure est à l’euphorie – comme elle l’est aujourd’hui alors que nous commémorons les premiers pas de l’homme sur la Lune -, la question du sens, de la signification de ce que la technique rend possible est évacuée. À rebours donc de l’esprit du temps, Arendt se propose, dans cet essai, de « penser ce que nous faisons ». Le titre français, donné pour des raisons contingentes (le précédent d’André Malraux), nous égare. L’ouvrage s’intitule originellement The Human Condition, l’humaine condition, ainsi que l’a judicieusement suggéré le philosophe Philippe Raynaud – l’écho à Montaigne étant parfaitement accordé à l’esprit d’Hannah Arendt, lectrice des Essais dans le texte.
La vie concrète
Ce qui intéresse notre auteur, c’est en effet la manière dont les hommes, très exactement les Occidentaux, depuis les Grecs, les Romains, les chrétiens jusqu’aux Modernes, ont habité cette terre, la manière dont ils ont aménagé leur séjour ici-bas, dont ils ont répliqué aux conditions sous lesquelles la vie nous est donnée. Une civilisation, un « certain arrangement des choses », le mot de Saint-Exupéry aurait agréé à Arendt. L’existence humaine est conditionnée, assurément, mais il y a du jeu. Sur des thèmes universels, des invariants – la vie, la naissance, la mort, la pluralité -, chaque civilisation compose sa propre partition. Entre un Sartre, chantre d’une liberté sans « passivité », comme le dira Merleau-Ponty, et des sciences humaines qui, à l’inverse, enserrent l’homme dans un réseau de fatalités, Arendt nous permet de penser ensemble liberté et limite.
La méthode est inédite. Arendt descend dans la caverne, traditionnellement regardée avec dédain et superbe par les philosophes, elle s’aventure parmi les hommes, dans le quotidien de leur vie, attentive à la variété des activités qui l’organisent. Cet ouvrage fait date par sa richesse conceptuelle. La naissance (qui jamais, à la différence de la mort, n’avait retenu l’attention des philosophes), l’identité narrative, le pardon, la promesse, le miracle, l’œuvre d’art comme « objet de pensée » viennent enrichir le vocabulaire de la philosophie et notre intelligence du réel. Sa démarche est originale : Arendt doit à ses curiosités littéraires, picturales, musicales et théologiques cette inventivité. Les artistes, sa conviction est inébranlable et sans cesse vérifiée, se sont fait les fins limiers et les dépositaires de l’expérience vécue, de cette prose de la vie quelque peu délaissée par les philosophes. C’est ainsi en écoutant Le Messie de Haendel qu’Arendt a « l’intuition du sens métaphysique de la naissance », que celle-ci s’impose comme commencement, épiphanie, apparition d’un être absolument nouveau ; c’est en lisant Karen Blixen qu’elle conçoit l’identité personnelle comme identité narrative.
Le coup d’éclat inaugural d’Arendt est de faire imploser ce bloc massif qu’était, depuis Platon, la vita activa, par opposition à la vita contemplativa. Parce qu’ils sont des vivants, les hommes travaillent ; parce qu’ils sont mortels, ils sont bâtisseurs de civilisation ; parce qu’ils vivent au pluriel, ils s’assemblent, discutent et délibèrent. Toutefois, la vocation politique réplique plus profondément encore au fait de la naissance. L’action, la capacité qu’ont les hommes d’introduire du nouveau, d’infléchir le cours en apparence fatal des choses s’interprète comme reprise de la naissance comme commencement. Travail, œuvre, action, telle est la triade qui structure la vie concrète des hommes.
Badinage conceptuel que ces distinctions ? Nullement. Ces catégories nous sont des lunettes de perception et de compréhension. Leur articulation, leur hiérarchisation et, à l’inverse, l’hypertrophie de l’une des trois entraînent des conséquences délétères et c’est très exactement ce que nous vivons. Le travail, en l’espèce l’économie, sa logique, celle de la perpétuelle marche en avant et le type d’homme qui lui correspond, le consommateur réclamant incontinent la satisfaction de ses désirs, sont sortis de leurs gonds, ils ont pénétré toutes les sphères de l’existence. Nous qualifions notre société de « société liquide », cette réalité qu’Arendt décrit si puissamment, elle l’appelle « société de travailleurs ». Et, instruite par son expérience de l’exil, elle sait la vulnérabilité d’une vie exposée au changement perpétuel, d’une vie privée de la familiarité d’un monde. « Le monde, écrit-elle, devient inhumain, impropre aux besoins humains – qui sont besoins de mortels – lorsqu’il est emporté dans un mouvement où ne subsiste aucune espèce de permanence. »
« Amor mundi »
Un des objets de ce livre est de nous inspirer le désir de retrouver le sens des hiérarchies, de remettre l’économie et l’individu mesure de toute chose à leur place et de rendre sa noblesse à la politique, de redécouvrir le « bonheur » de la participation aux affaires communes, entendue rigoureusement comme responsabilité pour la civilisation qui nous est confiée.
Lire Hannah Arendt, c’est apprendre à aimer la condition humaine, à se réconcilier avec la finitude humaine. Elle envisageait d’ailleurs d’intituler son livre Amor mundi et, par monde, elle entendait ici l’ensemble de ce qui nous est donné, le donné naturel aussi bien que civilisationnel. Pour Arendt, le destin de la nature et celui de la culture sont liés. Ce qu’il importe de former, ce ne sont pas des consciences écologiques mais des êtres soucieux de prendre soin de ce qui leur est légué. Leçon que gagneraient à méditer les Greta Thunberg et autres adolescents qui s’autorisent d’un prétendu souci du « climat » pour faire la « grève de l’école » ! ■
L’ouvrage d’Arendt est à lire, relire et méditer. Dans sa postérité, le bel ouvrage de Chantal Delsol, la haine du monde. L’occasion aussi de méditer de nouveau les grands livres de Bernanos, la France contre les robots, la liberté pour quoi faire ? Tous interrogent ce fantasme moderne qui consiste pour l’homme de tenter de s’arracher à sa condition, à tout ce qui est reçu, à tout ce qui nous est transmis, fantasme d’une humanité idolâtre d’elle-même et qui refuse de plus en plus toute forme de finitude, saisie par l’hybris, si bien analysée par le regretté Jean François Mattéi. C’est sous nos yeux qu’est en train de se produire une véritable mutation anthropologique dont un symptome sera la légalisation prochaine et inévitable, eu égard à l’air du temps, de la GPA, la réduction de l’enfant à un objet de commerce. Le monde de demain sera-t-il encore habitable ?