PAR PÉRONCEL-HUGOZ
Le roi Hassan ll à l’évêque chargé de préparer la visite de Jean-Paul ll au Maroc:
« Pour vous, nous sommes des infidèles, pour nous vous êtes des mécréants ! »
La mémoire d’un roi
Entretien d’Hassan II avec Eric Laurent (Plon, 1993)
Les deux jours – les 30 et 31 mars dernier – que le Souverain Pontife a passés à Rabat, à l’invitation officielle du roi Mohamed VI, Commandeur des Croyants, (photo) n’ont pas revêtu, ne pouvaient pas revêtir l’importance politique, puissamment symbolique, de la journée du 19 août 1985 que le futur saint Jean-Paul II passa à Casablanca – évènement sans précédent dans la longue histoire des relations islamo-chrétiennes, dû à une initiative hardie d’Hassan II, suite à la rebuffade des confréries islamiques sénégalaises refusant que le Saint-Père vienne à Dakar.
Ce second séjour d’un pape au Maroc a débuté sous les meilleurs auspices puisqu’une pluie bienfaisante s’abattit alors sur le Royaume en proie à la sècheresse depuis des mois, ce qui fit dire à certains Marocains que « l’invitation de Sidna [Notre Seigneur, le roi] au grand marabout des chrétiens portait chance » … Les 48 heures suivantes furent surchargées, menées tambour battant par un pontife de 82 ans, vacillant quelquefois mais tenant le coup. D’abord en plein air, sous vélums et parapluies, devant le mausolée royal de Rabat dont le toit pointu de tuiles vertes fait face à la masse brune d’un minaret millénaire, dit « Tour Hassan », furent délivrés de longs, interminables (surtout celui du pape) discours de circonstance, enchaînement de banalités et amabilités dites par Sa Majesté chérifienne en quatre langues (arabe, espagnol, anglais, français) toutes admirablement prononcées ; les propos du pape, en italien, traduits en arabe par Mgr Yoannis Gaïd, jeune secrétaire copte-catholique du Saint-Père, a embrassé tous les sujets d’actualité, y compris les migrants et le « réchauffement climatique » …
Le reste du séjour papal fut notamment consacré à rencontrer des moniales impliquées dans le travail social ; des étudiants d’un institut marocain formant les prédicateurs (et prédicatrices) de divers pays (dont la France) à cet « Islam du Juste Milieu » prôné par Rabat (et auquel, notons-le, les islamistes locaux dirigeant le gouvernement depuis 2011, ne font apparemment pas obstacle) ; des membres du clergé catholique exerçant au Maroc (deux archevêques, un à Rabat, un à Tanger et un préfet apostolique à Laâyoun, au Sahara atlantique, tous trois espagnols, alors qu’auparavant le siège épiscopal de la capitale allait toujours à un Français … ) ; des étudiants africains, etc., et une grand-messe (photo ci-dessus) fut célébrée devant 10 000 fidèles dans un stade de la capitale. Un seul de ces rendez-vous a revêtu un aspect historique : dans la vaste cathédrale art déco de Rabat, repeinte de frais à l’instar du quartier central alentour, le pape se dirigea vers la fragile silhouette du fr. Jean-Pierre Schumacher (né en 1924), cistercien-trappiste, rescapé du massacre des moines de Tibarine (Algérie, 1996), retiré depuis 2000 à Notre-Dame de l’Atlas, à Midelt (Maroc), et dont François, oubliant un instant son aversion pour le baisemain, a embrassé la dextre, geste que lui rendit aussitôt le vieux religieux …
L’immense bonne conscience >> de l’Islam
L’idée sous-jacente à ce déplacement papal au Maroc était sans doute de redonner vie au dialogue « islamo-chrétien », en panne depuis que l’Islam mondial est entré en ébullition, il y a un quart de siècle, avec de nombreux « dommages collatéraux » pour les chrétiens. Or le Maroc joue depuis très longtemps la carte d’un « Islam du Juste Milieu », spirituel, populaire et incarné, en opposition feutrée à l’Islam impérialiste et violent des Frères musulmans et des salafistes. L’idée de Rabat de promouvoir un Islam ne renonçant pas à son « immense bonne conscience » (Nicolas Saudray, La Maison des prophètes, Seuil, 1984), à sa virilité absolue et à son ambition universelle, mais nouant néanmoins des relations apaisées avec son environnement non musulman, n’est pas forcément une vaine utopie. Il y a une demande latente pour cet Islam-là parmi les couches les plus humbles de l’Oumma (la communauté universelle des mahométans), demande à laquelle la dynastie chérifienne des Alaouites apporte son prestige religieux incontestable – et ancien : lorsque Atatürk abolit le califat de Stamboul (1517-1924), Lyautey songea à établir avec les Alaouites un « califat de l’Occident » qui, à partir du Maroc, aurait exercé son magistère sur toute l’Afrique septentrionale et occidentale. Au XXe siècle, on peut plus que jamais vérifier le prestige de l’Islam marocain à chaque tournée du roi-commandeur dans des Etats comme le Sénégal, la Mauritanie, la Gambie, le Mali, etc. Le chantier reste ouvert – non pas sans doute pour un nouveau califat, mais pour une montée en puissance, au moins régionale, de l’idée marocaine d’un « Islam du Juste Milieu ».
À Rabat, le commandeur des croyants et le souverain pontife ont signé en grand apparat (photo) « l’Appel d’El Qods », ou plutôt « pour» El Qods (en arabe, la Sainte, ‘est-à-dire Jérusalem). Les deux chefs d’État et d’Église ont répété ce qui s’est déjà dit cent fois un peu partout, à savoir que Jérusalem est un « patrimoine commun de l’humanité et, par-dessus tout, pour les fidèles des trois principales religions monothéistes, etc, etc.» C’est un petit succès diplomatique marocain : il rappelle aux musulmans du monde entier que le « Comité El Qods », créé à Djeddah en 1975 pour préserver le caractère arabo-musulman de Jérusalem, a son siège à Rabat, et qu’il est présidé par les chérifs marocains (Hassan II puis Mohamed VI), membres de la dynastie des Alaouites, officiellement née de la semence de Mahomet. Pour le pape, cet Appel n’arrangera sans doute pas les relations, chroniquement médiocres, entre le Saint-Siège et l’Etat hébreu …
Déjà, à Abou-Dhabi (Émirats-Arabes-Unis), le 4 février dernier, le pape avait probablement un peu agacé les dirigeants israéliens (et aussi, sans aucun doute, les chrétiens déjà réservés sur ses « gestes » à sens unique à l’égard des musulmans) en co-signant en grand apparat (comme pour l’Appel de Rabat) avec l’actuel grand-imam d’El Azhar, le cheik Ahmed Tayeb, la « Déclaration d’Abou-Dhabi ».Cette déclaration en faveur de « la fraternité humaine pour la paix et la coexistence commune >> (ce qui est d’ailleurs un joli pléonasme … ) et condamnant, bien sûr, « terrorisme et violence », était présentée comme une « étape » du dialogue islamo-chrétien …
Or tout le monde sait, en Islam comme en Chrétienté, que ce fameux « dialogue », lancé dans l’allégresse il y a plus d’un demi-siècle, n’a jamais vraiment démarré car, du côté mahométan, on attend que les chrétiens reconnaissent la « prophétie » de Mahomet en réponse au fait que le Coran reconnaît, lui, la « prophétie » de Sidi Aïssa (Jésus, qui n’est pas pour autant reconnu comme Fils de Dieu … ) L’impasse théologique est donc totale. Malgré la présence à ses côtés d’un Yoannis Gaïd, qui connaît la musique si on ose dire, François, depuis le début de son pontificat, a paru vouloir traiter les musulmans avec une douceur angélique. Ce qui a surtout abouti, jusqu’ici, à des visites, des « appels », des « déclarations », lesquels n’ont rien changé à rien, et surtout pas au sort des chrétiens vivant sous férule islamique … (Suite, demain samedi) ■