La puissance financière et l’emprise sociétale mondiale de Facebook et des Gafam grandit ; leur projet de battre monnaie sur un plan universel par dessus les États en est un symbole. Simultanément, un faisceau de critiques et d’attaques à l’encontre de ces géants mondialisés à proprement parler totalitaires se met en place sur divers plans, la contestation grandit, la défiance, les fermetures de comptes, etc. L’aentretien qui suit (Le Figaro) – avec un auteur dont le regard et la pensée sont américains – est un exemple de cette tendance qui semble pouvoir devenir une tendance lourde, dans les temps qui viennent. JSF
ENTRETIEN – L’auteur Nassim Nicholas Taleb* du best-seller mondial Le Cygne noir**, statisticien spécialiste de l’évaluation des risques, juge urgent et vital de démanteler les mastodontes qui dominent le secteur du numérique.
LE FIGARO. – Le pouvoir grandissant des Gafam est-il inquiétant ?
Nassim Nicholas TALEB. – Bien sûr, ces acteurs contrôlent nos vies et ils peuvent étouffer ou mettre en avant qui ils veulent. On l’a vu lors des dernières présidentielles américaines : le scandale Cambridge Analytica a servi Trump. Mais, de son côté, le président exécutif du conseil d’administration de la maison mère de Google à l’époque a aidé Hillary Clinton pour sa campagne. Plus récemment, Tulsi Gabbard, l’une des candidates aux primaires démocrates américaines, a porté plainte contre Google, qui a suspendu son compte publicitaire de campagne juste après le premier débat des démocrates. Il faudra suivre si elle parvient à gagner, ce sera intéressant.
Les Gafam installent insidieusement une forme de monoculture dans l’information. Le problème est qu’à mesure que leur pouvoir grandit il devient de plus en plus opaque, voire invisible. Dans les républiques bananières, lorsqu’avait lieu un coup d’État, la première chose que faisaient les militaires était de prendre le contrôle de la chaîne de télévision nationale pour s’adresser au peuple. C’était voyant. Aujourd’hui, il n’y a plus l’équivalent de cette télévision d’État. Mais si on n’arrête pas les Gafam, ce sont eux qui contrôleront la démocratie et influenceront les opinions.
Faut-il pour autant démanteler Google et Facebook ?
Il faut détruire Google et Facebook avant qu’ils ne nous détruisent. Et il faut le faire maintenant, avant qu’il ne soit trop tard et qu’on ne le puisse plus car ils seront devenus invincibles. Le capitalisme aux États-Unis a toujours fonctionné grâce à la législation antitrust, qui permet, dès qu’une entreprise devient trop grande, d’empêcher qu’elle ne contrôle le gouvernement.
D’ailleurs, dès qu’une entreprise prend trop de poids aux États-Unis, elle perd en popularité. Je pense que l’opinion américaine déteste les Gafam. Les États-Unis restent le pays des entrepreneurs, qui n’aiment pas les mastodontes économiques. L’Américain moyen a une défiance naturelle envers l’État, ce n’est pas pour se laisser contrôler pour des entités plus fortes que les États !
Ces géants sont-ils le produit du capitalisme financiarisé ou bien sa dénaturation ?
C’est une dénaturation. Je n’aime pas le mot « capitalisme », je lui préfère celui de « libéralisme classique » ou de « libre-échange ». Normalement, il y a un mécanisme naturel dit « de destruction créatrice » qui fait que, dès qu’une entreprise devient trop grosse, les économies d’échelle disparaissent et les rendements sont décroissants. Même sans le dispositif antitrust, auxquels on a très peu recours, les entreprises qui passaient autrefois cinquante à soixante ans dans le S&P 500 (équivalent aux États-Unis du CAC 40 en France, NDLR) y passent désormais entre dix ou douze ans : le renouvellement est de grande ampleur. Ce mécanisme du libéralisme classique permet, non pas d’aider les gens à monter, mais de faire de la place aux autres. Personne ne peut rester « au top » très longtemps. Or avec Internet, ce phénomène ne fonctionne plus. Notre dispositif antitrust non plus n’est pas adapté aux géants de ce secteur. Il fonctionnait pour l’entreprise de télécoms A &T ou pour les sociétés pétrolières mais n’est pas adapté aux géants du numérique.
Le libéralisme classique, quand il fonctionne, laisse la possibilité aux gens de détruire celui qui est tout en haut. Mais aujourd’hui, une entreprise qui veut prendre la place de Google ne le peut pas. Google possède 92 % des parts de marché des moteurs de recherche Web mondiaux ! Google connaît les conversations des gens, il peut suggérer au milieu des mails comment ceux-ci doivent se terminer. C’est tout de même incroyable qu’on accepte cela.
Détruire Facebook et Google, n’est-ce pas couper la tête à une hydre, qui repoussera immédiatement ? N’est-il pas plus utile de les réguler ?
Certes, mais il faut que la tête qui repousse soit la tête d’un autre, c’est cela l’enjeu ! L’Union européenne a fait le choix de la régulation. Mais le problème de la régulation, c’est que les multinationales ont des avocats plus puissants que les régulateurs : les entreprises puissantes aiment les règles, car elles savent comment les contourner. Cela va les aider à consolider leur hégémonie aux dépens des petites sociétés, sans permettre de faire émerger de nouveaux acteurs.
Il faut découpler les différentes activités de Google, empêcher qu’il soit à la fois dans la gestion d’e-mails et dans la navigation sur Internet, et le dissocier aussi de YouTube. Ne le laissons pas contrôler l’intégralité de nos vies : il est nécessaire de fragmenter les données entre plusieurs acteurs.
Si nous déconstruisons Google et Facebook, le risque n’est-il pas se laisser distancer par les géants du numérique chinois ?
Ça n’est pas un argument recevable. L’idée selon laquelle « si on ne le fait pas, la Chine le fera » est un argument des lobbyistes de Google qui n’a, selon moi, aucun fondement. « Laissons les gens lire vos lettres et contrôler vos vies, sinon les Chinois le feront »: comment peut-on considérer cela comme un argument de qualité ? Il faut aussi empêcher les géants chinois d’utiliser nos marchés.
N’y a-t-il pas des alternatives au démantèlement ?
Si le dispositif antitrust ne fonctionne pas, une des manières de faire chuter les géants du numérique est aussi l’action en justice, qui est très efficace aux États-Unis. On l’a vu avec Monsanto : pendant vingt ans, l’entreprise agrochimique a acheté les fonctionnaires du ministère de l’Environnement de l’État fédéral en leur donnant des emplois lucratifs en fin de carrière. Cela a empêché la régulation de mettre fin à l’hégémonie de Monsanto, jusqu’à ce qu’un simple justiciable porte plainte contre l’entreprise: aujourd’hui la société doit faire face à 18.000 plaintes, et l’empire Bayer-Monsanto chancelle. C’est peut-être ainsi qu’on fera vaciller Google si l’État ne met pas en place un dispositif antitrust efficace. C’est ce qu’on appelle le « tort system » (système de responsabilité délictuelle) que vous n’avez pas en Europe, où la régulation vient du haut.
* Nassim Nicholas Taleb a été pendant vingt ans trader à New York. Il est actuellement professeur d’université.
** Publié pendant la crise financière de 2007-2008, l’ouvrage est paru en français aux Éditions des Belles Lettres.
Cet article a été est publié dans le Figaro du 12/08/2019
Entretien par Eugénie Bastié
Et si TOUS les Etats, ( vaste programme aurait dit DE GAULLE) décidaient d’interdire TOUTE forme de PUBLICITE sur internet ,les immenses baudruches du numérique se dégonfleraient rapidement. GOOGLE, FACEBOOK ne vivent que de celà ce ne sont pas des philanthropes désintéressés.