Par Mathieu Bock-Côté
CHRONIQUE – Cette chronique de Mathieu Bock-Côté – de celles que nous reprenons souvent pour leur pertinence – est parue dans le Journal de Montréal du 28.07. C’est à lire ! Tout simplement. JSF
« L’histoire a des vertus civiques »
Lorsque j’observe mes contemporains, une chose me frappe: la faiblesse de leur conscience historique.
Je ne leur en veux pas: comment pourraient-ils faire autrement quand on pense à l’enseignement qu’ils reçoivent à l’école? C’est un peu comme s’ils vivaient dans un présent perpétuel. Le passé est révolu, pourquoi s’y attarder? Ou alors, on le regarde avec une forme de dégoût, en le réduisant à ses pages noires. Il faudrait alors s’arracher à son emprise pour recommencer la société à neuf, à partir de principes lavés des souillures du monde d’hier.
Même les historiens professionnels ont tendance à prétendre que le passé n’est porteur d’aucune leçon, ce qui est évidemment faux. Si les civilisations naissent, grandissent, déclinent et périssent, l’homme demeure le même, avec sa nature et ses passions. L’homme, d’une époque à l’autre, ne se révèle pas toujours sous le même angle, mais c’est toujours du même homme dont il s’agit. Je parle évidemment de cette créature capable de grandeur et de bassesse, d’héroïsme et de lâcheté, de noblesse et de petitesse, de bonté et de cruauté, et qui toujours, nous surprend.
Qu’on me permette de faire l’éloge de l’histoire et de ses vertus civiques. L’histoire nous apprend d’abord que l’homme pèse sur son destin, même s’il n’en est pas absolument maître. Aron disait: l’homme fait l’histoire mais ne sait pas l’histoire qu’il fait. En d’autres mots, l’action humaine pèse sur l’histoire mais ses conséquences correspondent rarement aux objectifs qu’avaient en tête les acteurs. Mais retenons l’essentiel: l’action humaine ne saurait se réduire à un coup d’épée dans l’eau et l’homme qui s’engage dans la cité ne fait pas un vain pari.
L’approche biographique nous permet de le constater. Elle porte en elle-même une morale: le fait que cet homme plutôt qu’un autre ait été en position d’agir dans telles ou telles circonstances historiques a certainement changé le cours des événements. Lorsqu’on lit par exemple la biographie d’un Winston Churchill, on constate que l’histoire aurait été autre si ces hommes n’avaient pas été au cœur des événements du dernier siècle. Sans Churchill, il est loin d’être certain que les Britanniques auraient résisté aux nazis à l’été 1940 et mené l’héroïque bataille ayant conduit à la victoire des Alliés. On peut appliquer ce raisonnement à bien d’autres hommes, admirables ou détestables, naturellement.
On pourrait aussi dire tout cela dans une perspective québécoise. Sans Jacques Parizeau, il n’y aurait jamais eu de référendum sur l’indépendance en 1995. Sans Pierre Trudeau, le Canada n’aurait probablement pas connu de coup de force constitutionnel en 1981-1982. Sans la mort de Daniel Johnson en 1968, il est plus que probable que notre histoire politique aurait connu une autre trajectoire. Nous sommes aussi en droit de méditer sur les occasions manquées. En d’autres mots, les hommes ne sont pas interchangeables. Et ce commentaire ne saurait s’appliquer seulement aux grands hommes. Il arrive que des marginaux fassent l’histoire.
Dans le même esprit, l’histoire peut être une source d’inspiration. C’est en apprenant à admirer les grands hommes et en méditant sur leurs actions, qu’il s’agisse de grandes victoires, de grands revers ou de pénibles traversées du désert, qu’on peut mieux comprendre les ressorts de l’action humaine et ce qui peut pousser un peuple à se réveiller ou s’endormir. Certaines périodes historiques sont comparables et il arrive que notre présent ressemble au passé. Il peut alors être intéressant de penser le premier à la lumière du second.
L’histoire nous apprend aussi à relativiser nos certitudes morales. Ce qui nous semble absolument évident aujourd’hui pouvait être inimaginable il y a quelques décennies. Les croyances évoluent et on aurait tort de confondre leur changement avec un inévitable progrès. En d’autres mots, l’histoire s’éclaire bien mal à partir de la mystique du progrès. Il faut plutôt accepter que l’humanité ne se laisse pas définir par un ensemble exclusif de valeurs dont notre temps aurait le monopole et qu’elle porte en elles plus de possibilités que ne veulent le croire les fondamentalistes de la modernité.
L’histoire nous apprend aussi une chose essentielle: la fragilité de toutes les constructions humaines. Même l’empire le plus puissant finira par tomber. Cela ne veut pas dire qu’il faille se détacher de sa patrie. C’est la grandeur de l’homme de faire durer le monde dans lequel il est né en ayant le souci de faire fructifier l’héritage qu’il a reçu. Cela devrait par ailleurs inspirer un certain courage à ceux qui résistent aux idéologies dominantes et aux dogmes les plus solidement établis. La dissidence a un sens et n’est jamais qu’un témoignage héroïque mais impuissant.
La conscience historique grandit l’homme. Elle élargit l’univers des possibles dans lequel se déploie sa pensée. Faut-il préciser que l’amnésie le condamne au néant et à l’insignifiance ? ■
De l’importance de l’histoire : je ne peux que recommander la lecture du beau livre du penseur de la politique J.L Talmon » Les origines de la démocratie totalitaire » qui analyse la logique du terrorisme jacobin, montre comment les bolcheviques en sont les héritiers directs, et comment la Terreur est la conséquence inévitable du projet de rupture radicale avec le passé afin de » construire » un monde nouveau, comme si le monde social et politique était comme une machine que l’on pouvait démonter et remonter à sa guise.