Journal du Maroc et d’ailleurs. Extraits.
Par Péroncel-Hugoz.
Chypre, 10-11 juin 1984
Les Turcs ont laissé ici des moustaches et des minarets taillés au crayon avant de s’emparer, à la barbe d’une Chrétienté qui n’existe plus, de 40% d’une île historiquement chrétienne et où les Turcs ne forment que 18% de la population ; une île où ils ne sont que de relativement récents colonisateurs restés sur place après l’indépendance acquise par les Grecs indigènes. C’est comme si la moitié des pieds-noirs s’étaient incrustés en Algérie après l’indépendance… Il s’en parlerait mais quant à l’actuelle occupation turco-islamique d’une bonne partie de Chypre, la « communauté internationale » a l’air de trouver ça normal…
En passant devant les vitrines des photographes, particulièrement nombreuses à Nicosie (Photo), cette capitale, coupée en deux, comme Berlin ou Beyrouth, et en voyant ces familles, ces patriarches, ces matrones, ces fiancés, ces jeunes mariés, ces bébés joufflus, ces popes solennels, tous figés dans la même attitude, à la fois sérieuse et bienveillante comme Mgr Makarios III (qui, il y a quelques années me parla ici dans un très joli français avec son savoureux accent levantin), [Photo] me vient soudain l’idée de publier un album de photos chypriotes d’hier et d’aujourd’hui, avec Grecs, et Turcs, maronites aussi puisqu’une vieille colonie de ces réfugiés libanais d’autres siècles, a fait souche également dans l’île. J’y ajouterais des textes adéquats : lettres de Rimbaud qui, après sa « fuite » d’Europe, et avant ou après avoir poussé jusqu’aux Indes néerlandaises, travailla un temps ici à la construction d’une maison pour le proconsul britannique qui est peut-être celle où l’ethnarque Makarios III reçut naguère la presse ?
Je me souviens précisément d’une missive à sa famille, des années 1878-80, où le poète exilé rapporte qu’il est « surveillant » dans un palais gubernatorial sur le Mont-Trodos, (Photo) missive où il demanda des livres techniques sur les « scieries » et le « métier de charpentier » à envoyer « poste restante à Limassol (Chypre) ». Dans cette lettre ou une autre de la même époque, Rimbaud promettait aux siens de leur expédier bientôt du vin de la Commanderie, un cru des Croisades…
Je mettrais aussi, en regard des photos, quelques extraits de Laurence Durrell, (Photo) celui des Citrons acides au titre pléonasmique… L’auteur du Quatuor d’Alexandrie, on le sait moins, après son fructueux séjour dans l’Egypte et quelques autres péripéties, partit en effet pour Chypre, au début des années 50, et il y resta 3 ans, assez de temps pour constater et vanter cette « élégance » un peu rustique des Chypriotes que je retrouve dans les portraits exposés. La violence politique ayant rendu invivable l’Île gréco-turque sous contrôle britannique, Durrell gagna la France où il s’établit à Sommières, noble cité méconnue du Languedoc intérieur, vantée jadis pour sa « terre » dite « poudre de Sommières », inégalable pour effacer des vêtements les taches grasses sans avoir à passer par le teinturier. A peu près au moment où Durrell fuyait Chypre, à feu et à sang, Paul et Hélène Morand, effrayés par les troubles de la fin du Protectorat franco-espagnol au Maroc, abandonnaient ce pays vers lequel je vole maintenant et où la situation est toujours plus ou moins teintée de violence…
Je me souviens également d’un livre de Marcel Brion sur Catherine Cornaro, reine de Chypre, cette vénitienne au profil grec, et dans lequel je puiserais sans doute quelque citation mettant en valeur les clichés des XIXe et XXe siècles que les petits Nadar anonymes de Chypre voudront bien me prêter. (Fin) La semaine prochaine : Maroc 1984. ■
Notre confrère Péroncel-Hugoz, longtemps correspondant du Monde dans l’aire arabe, a publié plusieurs essais sur l’Islam ; il a travaillé depuis 2005 pour l’édition et la presse francophones au Royaume chérifien. Il tient aussi son Journal du Maroc et ailleurs, dont la Nouvelle Revue Universelle a déjà donné des extraits. Nous en faisons autant, depuis janvier 2016, en publiant chaque semaine, généralement le jeudi, des passages inédits de ce Journal. JSF
Retrouvez l’ensemble des textes parus depuis le 14 janvier 2016 : Journal du Maroc et ailleurs.
Il ne faut pas oublier que cette occupation a été possible par le cynisme de la Grande Bretagne et des USA qui, non seulement avaient donné le feu vert à
Bülent Ecevit, mais encore ont fourni à l’armée turque des informations minute par minute afin de lui permettre l’invasion la plus rapide, et le nettoyage ethnique le plus immédiat possible. Ils le payent déjà, mais la facture sera plus longue à
l’avenir.
En turc, Chypre s’appelle Kibris et une allumette se dit « kibrit » ! Etonnant.