Par Sébastien Lapaque
Cet article [Le Figaro – 28.8] érudit, roboratif et non-conformiste, à la manière de Lapaque, évoque l’histoire méconnue en France des relations franco-brésiliènnes mais non sans allusions piquantes à notre actualité. Avec Lapaque, Bernanos, Braudel, Lévi-Strauss et quelques autres grands noms ne sont jamais très loin. À lire, bien-sûr. JSF
La France et le Brésil ne seront jamais indifférents l’un à l’autre.
Trop de souvenirs communs unissent nos deux patries, depuis les profondeurs mythiques du XVIe siècle, pour que nos relations s’établissent un jour sans passion. Histoire, architecture, littérature, musique, football: tout nous unit. De ce corps à corps témoigne la plus importante frontière terrestre de la France, 730 km séparant l’État de l’Amapá et la Guyane.
Les Français conservent farouchement cette possession de 83.534 km2 — soit 1% du Brésil — en la terre ferme d’Amérique, ultime confetti du rêve d’une «France équinoxiale» né sous le règne d’Henri IV que tous ont oublié. Tous, sauf les Brésiliens qui n’oublient rien lorsqu’il s’agit de l’Amazonie. Les dirigeants du groupe pétrolier français Total l’ont vérifié à leurs dépens, en décembre 2018, lorsque l’agence environnementale brésilienne Ibama a refusé d’accorder une licence à leur projet de forages à l’embouchure du fleuve Amazone par souci de protection des «récifs coralliens de la région et, par extension, de la biodiversité marine». Authentique! Greenpeace a chaudement applaudi. À l’époque, c’est le Brésil qui passait pour écolo et la France pour un ramassis de barbares aux yeux des vigilantes organisations non gouvernementales.
C’était peu après la victoire de Jair Bolsonaro lors du second tour de l’élection présidentielle au Brésil. Auparavant, Jacques Chirac s’entendait bien avec Fernando Henrique Cardoso ; les présidents Lula et Sarkozy ont échangé une poignée de main historique à Saint-Georges de l’Oyapock, sur notre frontière commune, le 12 février 2008 ; Dilma Rousseff a été chaleureusement reçue à Paris par François Hollande en décembre 2012 et seule une légère ombre est apparue au tableau, en janvier 2013, lorsque la présidente brésilienne s’est inquiétée de voir la France «raviver d’anciennes tentations coloniales» au Mali. Mais il semblait écrit que l’homme qui s’est installé à Brasília en janvier 2019 et Emmanuel Macron, le successeur à François Hollande en mai 2017, allaient rapidement se tourner le dos.
En décembre 2018, la France n’a envoyé aucun responsable politique à la base d’Itaguai pour le lancement du premier des quatre sous-marins brésiliens de classe Scorpène conçus par Naval Group à Cherbourg. Puis, cette année, Jean-Yves Le Drian s’est rendu au Brésil fin juillet. Vous l’a-t-on dit? Depuis quelques mois, l’écologie est la nouvelle marotte dans les ministères. Et le rugueux «capitaine» Bolsonaro ne fait pas figure d’ami des arbres. Le ministre français des Affaires étrangères a marqué sa méfiance en rencontrant des militants écologistes et l’ex-ministre de l’Environnement Izabela Teixeira avant leur entrevue à Brasília. Négligeant les usages diplomatiques, le président brésilien vexé a annulé leur entretien au dernier instant en prétextant un rendez-vous chez le coiffeur. Un mois plus tard, lorsque le président de la République Emmanuel Macron s’est déclaré préoccupé par le sort de l’Amazonie dévorée par le feu et a remis en cause l’accord UE-Mercosur en accusant Jair Bolsonaro d’avoir menti sur le climat, la tension est encore montée d’un cran.
On a alors assisté à la crise diplomatique la plus aiguë entre nos deux pays depuis la «guerre de la langouste» des années 1960. Une «troisième» guerre diplomatique pour qui se souvient de la crise du Contesté franco brésilien (1894-1900) [différend sur la délimitation de la frontière entre le Brésil et la Guyane française, NDLR] marquée par des embuscades qui firent des morts enterrés dans le carré militaire du cimetière de Cayenne. On se disputait déjà à propos de l’Amazonie et de régions censées dissimuler de l’or. Des juges suisses ont tranché le Contesté en faveur du Brésil. En 2019, les parties respectives en sont restées au stade des horions électroniques et c’est par la magie désespérante des réseaux sociaux que le rire grossier de Bolsonaro a retenti sur le rivage basque.
« Brésil, terre de contrastes », écrivait jadis le sociologue Roger Bastide, qui a participé a la fondation de l’université de l’État de São Paulo dans les années 1930 avec Fernand Braudel et Claude Lévi-Strauss. «La France est un pays d’extrêmes», lui a répondu ces jours-ci Abraham Weintraub, le ministre brésilien de l’Éducation, pimentant son intervention d’un détail qui prouve qu’une partie de l’élite de son pays connaît l’histoire de France jusque dans ses épisodes les plus accablants: «Elle [la France] a produit des hommes comme Descartes ou Pasteur, mais aussi les volontaires de la Waffen SS Charlemagne».
Les Brésiliens ne sont pas simplement susceptibles, à propos de l’Amazonie. Ils sont paranoïaques. Ils n’aiment pas que l’on s’intéresse de trop près à cette immense forêt qui couvre la moitié de leur pays grand comme seize fois la France. C’est une vieille histoire. En 1822, après l’indépendance du pays, les Britanniques implantés à l’embouchure de l’Amazone auraient aimé que le nord de l’ancienne colonie portugaise forme un État indépendant, une manière de Canada de l’Amérique du Sud. Cela ne s’est pas fait, mais des projets d’internationalisation de l’Amazonie, dont 60 % sont aujourd’hui sous souveraineté brésilienne, ont vu le jour dès le milieu du XIXe siècle. Les gouvernements brésiliens successifs, Getúlio Vargas dans les années 1940 et les militaires dans la période 1964-1985, y ont répondu par l’intégration des territoires périphériques et l’exaltation de la conscience nationale par le moyen de grands desseins tels que la route Transamazonienne, trouée de plus de 4000 km dans la forêt vierge lancée en 1970.
Le Concorde mettait alors 4h45 et brûlait alors 100 tonnes de kérosène pour aller à Rio. Paris s’entendait bien avec Brasília. Nino Ferrer chantait «Non, je n’oublierai jamais la baie de Rio» et Greta Thunberg n’était pas née pour déglinguer les cotes de popularité. ■