PAR PÉRONCEL-HUGOZ.
La science orientaliste occidentale étant derechef attaquée et le site de bon aloi Études coloniales ayant remis en circulation son article pro-orientalisme de 1980, notre confrère et collaborateur Péroncel-Hugoz a pensé republier ces textes pour nos suiveurs. Nous l’avons écouté. Voici la seconde partie. JSF
UN ARTICLE DU « MONDE »
Notre collaborateur Péroncel-Hugoz, après la sortie de la traduction française de L’Orientalisme,
signa en 1980 dans son journal Le Monde (il était, à ce moment-là, correspondant permanent de ce quotidien dans l’Egypte du président Anouar El Sadate), une recension à contre-courant qui ne reçut guère que le soutien de l’intellectuel Malcolm Kerr, bientôt neuvième président de l’Université américaine de Beyrouth (et qui devait être tué le 18 janvier 1984 dans cette ville par un commando islamiste pro-chiite).
Evidemment, quand on démolit trois ou quatre siècles de travail européen sur l’Orient musulman, cela détourne le regard de l’indigence abyssale des études arabophones sur l’Occident car l’ « occidentalisme », qui devrait être le pendant scientifique de l’orientalisme, n’avait pas, n’a toujours pas vu le jour en ce début du XXIe siècle – ou alors il faut prendre pour de l’ « occidentalisme » les récurrentes diatribes, médiatiques ou universitaires, partant régulièrement du monde arabe contre l’Occident et son savoir orientaliste.
Les « saïdistes », les occidentophobes, revenant derechef à la charge, à notre époque, avec le concept artificiel d’ « islamophobie », nous avons résolu de republier pour nos suiveurs l’article, vieux de 40 ans, de Péroncel-Hugoz.
Un autodafé pour les orientalistes
par PÉRONCEL-HUGOZ
Edward Saïd récuse les images que les Occidentaux ont données de l’univers arabe
Henri Guillemin s’est fait une réputation en remettant en cause tel ou tel personnage historique. Edward Saïd, professeur de littérature anglaise à l’Université Columbia, à New-York, s’attaque, lui, à toute une science, vieille de deux siècles, dans sa version moderne : l’orientalisme. Devant une telle entreprise on incline d’abord au scepticisme.
Certes, la discipline visée n’a pas, loin de là, produit que des chefs-d’oeuvre, parmi les quelque quatre-vingt mille ouvrages qu’elle a suscités dans les langues européennes depuis 1800 ; mais elle a tout de même contribué
à restituer leur passé préislamique à l’Égypte ou à la Mésopotamie, et elle a apporté à l’intelligentsia occidentale une connaissance, certes insuffisante, de l’univers arabo-musulman, mais mille fois plus large que le savoir sur l’Occident répandu parmi l’élite pensante arabophone – l’« occidentalisme » qui, en deux cents ans, n’a donné que quelques centaines d’études, restant un projet.
Puis on se dit : après tout, pourquoi pas ? Rien n’est sacré, ni définitif. De plus, l’auteur a un profil qui peut séduire ; d’origine palestinienne, élevé en Égypte, attentif à la culture française, âgé aujourd’hui d’à peine quarante ans, ne rabâchant pas les vieux clichés marxisants chers à nombre de ses pairs, il a en outre la vertu, une fois établi à New-York, de braver, avec le groupe des diplômés arabes américains, le robuste conformisme intellectuel, trop marqué par le sionisme, de cette ville (Photo).
De Dante à Kissinger
Et on se lance dans le texte très serré de l’Orientalisme. Dès l’introduction, on bute sur Flaubert, rescapé de Sartre et qui, bien que n’ayant jamais prétendu au titre d’orientaliste, eut l’imprudence de commettre un certains nombre de pages orientales. Cela lui vaut, cette fois, d’inaugurer le jeu de massacre qu’Edward Saïd va mener d’une seule haleine durant quatre cents pages contre les orientalistes, ou assimilés, français et anglo-saxons.
Les ébats auxquels Flaubert se livra (à Esneh, en Haute-Égypte, et non pas à Ouadi-Halfa, à la frontière soudanaise, à environ 500 km de là, comme l’écrit E. Saïd), avec l’almée Koutchouk-Hanem, peuvent servir de « prototype au rapport de forces entre l’Orient et l’Occident et au discours sur l’Orient que [ce rapport de forces] a permis ».
L’orientalisme implique bien « volonté de savoir et connaissance», mais cela est gâté par le fait qu’il est «tout agression, activité, jugement». Si Flaubert, malgré sa prétention à vouloir par son art « ramener l’Orient à la vie », reste malgré tout, comme Nerval, un « écrivain de génie », il est aussi « l’incorrigible créateur d’un Orient imaginaire » et sa vision est « négative ».
Avant eux, Dante a eu le tort, dans l’Enfer, d’infliger un « châtiment (…) particulièrement répugnant » au prophète « Maometto », « sans fin fendu en deux du menton à l’anus » pour avoir été « seminator di scandalo e di
scisma ».
Après eux, Kissinger (Photo) a commis l’erreur de diviser la planète entre des sociétés occidentales « newtoniennes » et un tiers-monde qui, selon l’ancien secrétaire d’État américain, n’a pas admis que l’univers réel soit
extérieur et non pas intérieur à l’observateur.
Ensuite, Edward Saïd place sur la sellette Chateaubriand, à « l’esprit de vengeance chrétien » et qui, sans vergogne, « s’approprie (l’Orient), le représente et parle pour lui » ; mais l’auteur de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem a plus de chance que Lamartine, « Chateaubriand de basse époque », compromis par un Voyage « impérialiste » au Levant… Goethe, Byron et Hugo ne voient tous trois dans l’Orient qu’un « lieu d’occasions originales » pour rimer.
Même Marx
Michelet dit « exactement le contraire de ce qu’il faut dire » sur cette partie du monde. L’Anglais Lane, auteur de Manners and Customs of the Modern Egyptians, réédité plusieurs fois depuis 1836 et encore en 1978, traduit sa « mauvaise foi » en se déguisant en mahométan. Le réalisme de Renan est « raciste ». Marx lui-même, que l’on s’étonne de rencontrer dans ces allées bourgeoises, est épinglé pour avoir émis des idées « romantiques et même messianiques » sur l’Orient. Massignon, enfin, le grand Massignon (1883-1962), a bien laissé des « interprétations d’une intelligence presque écrasante », mais son Orient «hors du commun» est « un peu bizarre ».
L’une des principales faiblesses de la thèse d’Edward Saïd est d’avoir mis sur le même plan les créations littéraires inspirées par l’Orient à des écrivains non orientalistes, dont l’art a nécessairement transformé la réalité, et l’orientalisme purement scientifique, le vrai. C’est du reste au sein de celui-ci que quelques rares noms trouvent grâce à ses yeux : l’Anglais Norman Daniel et les Français Jacques Berque, Maxime Rodinson, Yves
Lacoste, Roger Arnaldez.
En revanche un nom comme celui de Vincent Monteil, à l’oeuvre si ample, si généreuse sur le monde musulman, n’est même pas cité une fois ! Pas plus que ceux d’autres spécialistes contemporains comme Régis Blachère,
Henri Corbin, Henri Laoust, Louis Gardet, Robert Mantran, René Raymond, le Père Jacques Jomier, etc. C’est le cas aussi du baron de Slane, qui, au siècle dernier, rappela pourtant au monde l’existence cinq siècles plus tôt d’Ibn Khaldoun, inventeur de la sociologie.
Quelle lacune enfin de ne pas même mentionner l’arabisant Antoine Galland, qui, sous Louis XIV, sauva de l’oubli ce monument de la culture arabe que sont les Mille et une Nuits, dont la future publication complète en
arabe devait être en partie traduite du français !
Quant à Champollion, le temps n’est pas encore venu de lui chercher querelle pour avoir déchiffré les hiéroglyphes, mais son maître, Silvestre de Sacy, «père de l’orientalisme», n’est au fond qu’un compilateur « cérémonieusement didactique ». Et les « savants » qui acceptèrent de suivre Bonaparte en Égypte ont droit à des guillemets, car ils inaugurent une période où « la spécialité de l’orientaliste (sera) mise directement au service
de la conquête coloniale »…
Ce qu’Edward Saïd ne dit pas – mais le sait-il ? – c’est que cent quatre-vingts ans après cette expédition, on discute encore au Caire pour savoir s’il ne serait pas impie de traduire in extenso dans la langue du Coran, car
ils sont consacrés à des « idoles », les trente-trois volumes monumentaux de la Description de l’Égypte, publiés en France de 1803 à 1828 et que l’auteur de l’Orientalisme ravale au rang de « grande appropriation collective
d’un pays par un autre ».
Rejeter Ibn Khaldoun ?
Même si tous les orientalistes – qu’il faut désormais appeler des « spécialistes d’aire culturelle…» – avaient été des auxiliaires de la colonisation, ce qui n’est pas le cas, il crève les yeux qu’il resterait quand même d’eux un énorme apport scientifique pour une meilleure connaissance des sociétés orientales.
Si cet apport doit être refusé à cause de son utilisation passée ou actuelle à des fins politiques ou en raison des positions personnelles dépassées de certains orientalistes, il faut brûler également maints voyageurs arabes du
Moyen Age ou le Père Huc et ses pérégrinations sino-tibétaines, les premiers pensant à islamiser, le second à évangéliser ; il convient même de rejeter Ibn Khaldoun à cause de son colonialisme arabe, de sa dureté à l’égard des minoritaires chrétiens et de son racisme à l’endroit des Noirs…
En réalité, même s’il s’en défend, Edward Saïd, bien qu’il soit d’origine chrétienne et de formation américaine, participe – sans nuance, ce qui est grave de la part d’un intellectuel – au grand refus musulman qui, de Fez à
Lahore, tente aujourd’hui de faire échapper l’Islam tant à l’influence occidentale qu’au regard étranger. Surtout à ce regard…
Au cri sophistiqué de l’universitaire arabe de New-York, accentué encore par la blessure palestinienne, répond le prône du vendredi de n’importe quelle mosquée du Caire en 1980 : « Les incroyants n’ont pas le droit
de venir voir comment nous vivons, comment nous traitons nos femmes, comment nous gouvernons notre patrie islamique...».
Jean-Pierre Péroncel-Hugoz
Le Monde, 24 octobre 1980 (Suite et FIN) ■