Archives – Une contestation « gaulliste » de Jacques Chirac …
Jacques Chirac antigaulliste acharné
par William Abitbol, Paul-Marie Coûteaux, Florence Kuntz
Le Monde, 5 juillet 200
Depuis un quart de siècle, Jacques Chirac semble arpenter le paysage politique français sans autre parti pris que lui-même, conjuguant un opportunisme et une versatilité qui ont toujours découragé toute analyse plus approfondie de son parcours.
Ceux qui, derrière Charles Pasqua, (Photo avec William Abitbol) l’ont contesté puis combattu depuis le référendum sur Maastricht, avaient cependant discerné dans le vide apparent du personnage une forme de continuité. Ses dernières initiatives constitutionnelles et européennes lèvent le dernier doute. Il y a bien un fil rouge dans l’action de Jacques Chirac et ce fil rouge, c’est l’anti-gaullisme. Et, au train où vont les choses, Jacques Chirac est en passe de réussir là où Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand avaient échoué : effacer tout le patrimoine moral, intellectuel et politique que le Général de Gaulle a laissé à la France et aux Français : le prestige, l’indépendance, la stabilité.
Contrairement à beaucoup, nous ne pensons pas, quant à nous, que Jacques Chirac brade cet héritage par calcul ni par inadvertance. Les deux textes les plus forts prononcés par Jacques Chirac depuis son arrivée à l’Elysée – la reconnaissance de la responsabilité « de la France » dans la déportation des Juifs et l’éloge funèbre de François Mitterrand – représentaient une double répudiation historique et politique du gaullisme. Et cette répudiation était la condition sine qua non des épousailles en secondes noces de Jacques Chirac et du fédéralisme européen de Jean Monnet et de François Mitterrand, ces deux farouches antigaullistes historiques.
Il fallait d’abord saper le fondement même de la saga gaulliste, la « légitimité » revendiquée le 18 juin 1940 en niant celle d’un gouvernement agissant sous le contrôle de l’ennemi. Dans son discours du Vel d’Hiv, le 17 juillet 1995, à peine élu, Jacques Chirac affirma que, par la rafle de 1942, « La France avait commis l’irréparable » : non pas « Vichy », mais « la France », dont tout gaulliste, c’est sa raison d’être, jurait qu’elle était alors à Londres ! Cette confusion n’était certainement point fortuite, et sans doute fallait-il, déjà, tout brouiller, poser une bombe discrète sous le socle même du gaullisme et redonner à Vichy une légitimité que de Gaulle lui avait dès le premier jour déniée, pour pouvoir ensuite mener une politique si continûment vichyste dans son inspiration, dont le discours du Reichstag n’est peut-être point encore l’ultime point d’orgue.
Chirac, dans son discours du Vel d’Hiv, rejoint au fond Roosevelt dans sa négation de la légitimité du chef de la France Libre. Roosevelt, mais aussi Jean Monnet et Mitterrand.
C’est toujours la même ligne de partage que reflète depuis cinquante ans la « construction de l’Europe ».
De Gaulle avait poursuivi, avec bien des précautions il est vrai, une certaine idée de l’Europe, laquelle devait se dégager collectivement du protectorat militaire qui donnait à Washington une prédominance multiforme, tant il est vrai que celui qui n’est pas maître de sa sécurité n’est maître de rien. Tel était l’esprit de l’entente franco-allemande, en particulier du traité de l’Elysée, dont l’objectif ne consistait à rien moins que d’arracher l’Allemagne au prisme de l’OTAN. C’est à des fins exactement inverses que Jacques Chirac utilise le fameux couple : loin d’éloigner l’Allemagne de l’OTAN, c’est l’Allemagne qui y ramène la France, comme l’a montré, après bien des épisodes, tel le « protocole » de Nuremberg qu’il alla signer en personne en décembre 1996, le ralliement français à l’opération américaine au Kosovo, où l’on vit l’armée française bombarder une capitale européenne sur ordre de Washington, réintégrant en un tournemain les cadres de l’OTAN, ce que ses prédécesseurs n’eurent jamais l’audace de faire.
Plus cohérente qu’on ne l’a cru, la politique de Jacques Chirac devait, dans le temps où elle sapait l’indépendance nationale, détruire l’instance qui était faite pour la garantir, la fonction présidentielle. Après l’avoir vidée de l’essentiel de son contenu par la dissolution de 1997, qu’on aurait dit faite pour ramener son titulaire au lot des IIIe et IVe Républiques, l’inauguration des chrysanthèmes, il restait à la rabaisser durablement en raccourcissant sa durée, jusqu’à la confondre avec celle d’un Premier ministre, la direction du gouvernement en moins. Il est évident que le « quinquennat » ne peut être qu’une formule transitoire : le double emploi à la tête de l’Exécutif doit logiquement conduire à la suppression de la fonction présidentielle, suppression d’ailleurs parfaitement cohérente avec l’inclusion de la province France dans un ensemble fédéral européen : au sein d’une fédération, nulle instance fédérée ne saurait avoir de Président de la République, tout au plus un gouverneur ou un ministre-président, fonction qui correspond, au mieux, avec celle de Matignon. Ce qu’a réussi à détruire M. Chirac, c’est sa mission même, en sapant les trois termes de son intitulé : il n’y a plus après lui ni « Président », ni « République », qui puissent tant soit peu être dits « français ».
Qui, sinon un « gaulliste », assidu aux commémorations sur les tombeaux de Colombey et du Mont Valérien, habile à évoquer comme une ritournelle le nom du général de Gaulle, pouvait détruire aussi complètement l’œuvre de l’Homme du 18 juin ? Le prestige du Général demeure tel dans notre pays qu’un anti-de Gaulle aussi efficace n’aurait pu surgir d’ailleurs que des rangs gaullistes pour, brouillant tout, réussir impunément son œuvre de destruction, à laquelle la gauche n’aurait jamais osé s’attaquer de front. On vit si souvent dans l’histoire de ces Tartuffes magnifiques, d’autant plus à l’aise pour bafouer les lois de l’Eglise qu’ils savaient à merveille singer les gestes de la dévotion la plus sincère.
Ainsi, le ralliement de Jacques Chirac au quinquennat prend-il tout son sens : mal taillé pour la Ve République, laquelle était d’abord une exigence, ce politicien formé à l’école radical-socialiste, était trop court, de par la dimension assez banale de son personnage pour s’élever à la hauteur de la fonction de Président de la République française : n’ayant pas le format de la fonction, il n’avait d’autre choix que de réduire celle-ci à celui-là.
Après avoir trahi le candidat gaulliste en 1974, l’ensemble de « son camp » en 1981, l’idée nationale en 1992 lors du référendum sur Maastricht, après avoir trompé son électorat en 1995, dilapidé sa majorité en 1997, fait adopter en catimini le traité d’Amsterdam en 1999 qui vidait notre Constitution de toute idée de souveraineté sur laquelle elle reposait depuis des siècles, voici que J. Chirac a le front, au prix d’une ultime palinodie, de préconiser une nouvelle modification constitutionnelle, la sixième de son mandat (soit autant que ses 4 prédécesseurs en 37 ans !), et cela en tentant de faire croire qu’il « n’entend pas toucher à la Ve République » !
Pour nous, c’en est trop : tous les gaullistes, tous les souverainistes, tous les Français de bonne foi qui l’ont élu en 1995 en fonction d’un parcours et d’un discours patriotes et républicains, sinon réellement gaullistes, doivent maintenant lui demander des comptes.
Qu’il s’applique donc ce quinquennat dès qu’il sera ratifié, et dont on ne voit pas pourquoi les Français devraient attendre 2007 pour bénéficier de la modernité. Qu’il remette son mandat en jeu dès la fin de la Présidence française de l’Union européenne, en expliquant, futur traité de Nice à l’appui, le comment et le pourquoi de l’immense mystification politique et morale qui l’aura conduit de l’Appel de Cochin à celui du Reichstag. ■
Jacques Chirac devant le Reichstag
Il est évident que Chirac n’était pas gaulliste. On peut cependant porter à son crédit quelques convictions de bon sens, comme ce qui suit, écrit en 1983 :
Jusqu’à quand la gauche – notion d’ailleurs des plus floues comme en témoigne la dualité de la coalition au pouvoir – entendra exercer sur la pensée, la création, en un mot la vie de l’esprit, un droit de propriété si exclusif que seuls les penseurs de stricte obédience socialiste peuvent mériter à ses yeux le nom d’intellectuels ? De quel droit cette gauche revendique-t-elle tout ce qui, en France, depuis deux siècles, a été fait, énoncé et théorisé pour le développement de la justice, de la dignité humaine, des libertés, au prix des récupérations abusives et d’interprétations fantaisistes de l’histoire ? Jusqu’à quand l’appellation de « droite », inséparable des imprécations électorales, sera-t-elle jetée à la face de l’opposition, symbole de tous les obscurantismes, du repli frileux sur des ambitions purement matérielles ? Qui ne voit là, dans cette dichotomie absurde, dans ce manichéisme facile, une duperie qui n’a que trop duré ?
Ce qui m’étonne, c’est le temps qu’on a mis à ouvrir les yeux sur … justement /