Sous couvert de lutte contre le populisme, un double mouvement convergent de reprise en main de la démocratie est à l’oeuvre ; d’un côté par les « experts », d’un autre par les organes institutionnels de représentation de la souveraineté nationale. Un tel phénomène pose de manière renouvelée la question de la représentation politique mais aussi, plus fondamentalement, celle de la légitimité du pouvoir.
La démocratie est-elle une chose trop sérieuse pour être abandonnée aux peuples ?
À voir la manière dont, dans différents États d’Europe occidentale, la volonté directement exprimée par les peuples se trouve contrecarrée par les organes de la démocratie représentative, la question peut légitimement se poser. Quelle que soit la forme constitutionnelle, on voit de plus en plus les institutions représentatives s’opposer à la volonté populaire telle qu’elle a pu s’exprimer par le vote, qu’il s’agisse, en France, du référendum de 2005 dont le résultat a été pratiquement annulé par la ratification parlementaire d’un traité reprenant l’essentiel du projet rejeté par le peuple ou, tout récemment, des interminables palinodies du Parlement britannique pour repousser indéfiniment la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, dont le principe a pourtant été adopté par référendum. Le cas italien d’un renversement d’alliance entre partis minoritaires aboutissant à l’exclusion du parti majoritaire participe également de ce même mouvement de reprise en main de la démocratie par des organes constitutionnellement représentatifs mais qui ne semblent pas refléter, en fait, l’opinion majoritaire du moment.
Le gouvernement des « experts »
Ce mouvement, certes déjà ancien mais qui s’accélère de jour en jour, prend appui sur une idéologie, celle du néo-libéralisme, dont l’origine dans la pensée d’un auteur américain de la première moitié du XXe siècle, Walter Lippmann, a été fort bien mise en évidence par un ouvrage récent’. Selon cette idéologie, l’inadaptation de l’espèce humaine à l’environnement mondialisé qu’elle a elle-même créé, exige une réadaptation massive « conduite d’en haut par l’expertise des dirigeants et soustraite par principe au contrôle des citoyens »2. Le mode de fonctionnement de l’Union européenne, mais aussi bien la pratique macronienne de la Ve République en France, sont des exemples assez significatifs de cette imprégnation idéologique.
Toutefois, l’idéologie néo-libérale ne rend pas compte en totalité du mouvement actuel de marginalisation de la volonté populaire dans la prise de décision politique. Parallèlement à cette forme nouvelle de despotisme éclairé, qui tend à évincer du champ politique tant les peuples que leurs représentants, on voit, au sein de ce qui reste de pratique démocratique, la représentation prendre le pas sur l’expression directe de la volonté populaire. Or, cette seconde tendance tire son origine du principe même de la démocratie représentative.
Une représentation non représentative
Celle-ci, comme l’a relevé dès l’origine l’école contre-révolutionnaire, repose sur une équivoque jamais résolue. « Le peuple, remarquait ainsi Joseph de Maistre, est un souverain qui ne peut exercer la souveraineté »3, car on ne peut être à la fois sujet et souverain, subordonné et indépendant, gouvernant et gouverné. La démocratie représentative permet apparemment de sortir de ce dilemme. La souveraineté appartient au peuple, mais il l’exerce par ses représentants, de sorte que dans l’exercice de la souveraineté, il n’y a plus de confusion possible entre ceux qui gouvernent et ceux qui obéissent.
Mais dans un tel système, la représentation n’est plus une simple fiction juridique permettant l’expression d’une volonté collective ; elle devient une sorte d’hypostase, de personnification d’une souveraineté purement abstraite. C’est là l’origine d’un malentendu historique fréquent sur la notion de démocratie représentative. On confond trop souvent représentation et représentativité. Or, dans la démocratie moderne telle qu’elle a été établie en France par la Révolution, la « représentation nationale » est née, précisément, d’un refus de la représentativité. Elle prétend incarner la souveraineté nouvelle dans le même temps qu’elle rompt avec sa représentativité originelle. En se proclamant « Assemblée nationale » le 17 juin 1789, les députés aux États généraux ont rejeté toute idée de représentativité pour invoquer une représentation nouvelle ; ils étaient les représentants des corps qui les avaient élus, ils deviennent ceux de la Nation dont ils ne tarderont pas à proclamer la souveraineté dans l’article 3 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
Il existe par conséquent un lien historique direct entre la proclamation de la souveraineté nationale, censée appartenir au Peuple, et le refus de toute représentativité de ceux qui sont appelés à exercer en son nom le pouvoir souverain. On retrouve là le paradoxe originel de la démocratie représentative. La « représentation nationale » représente un souverain abstrait, mais certainement pas le peuple réel. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que celui-ci ne se sente pas représenté ; de fait, il ne l’est pas. En cela, la souveraineté du peuple est sans doute le meilleur moyen inventé pour rendre impossible la représentation réelle du peuple, car on ne saurait se représenter devant soi-même. Si le peuple est souverain, il ne peut pas être représenté et la « représentation nationale » qui exerce le pouvoir en son nom ne représente que le titulaire abstrait d’une souveraineté abstraite.
La question de la légitimité
Cette impossible représentation du Peuple souverain devant lui-même laisse béante la question de la légitimité du pouvoir politique. Si la « représentation nationale » n’est pas représentative, comment peut-elle prétendre exercer une souveraineté au nom du Peuple qui est censé en être le seul titulaire ? Vient un moment où la question ne peut plus être éludée. La prétention de la « représentation nationale » à exercer la souveraineté ne peut tenir indéfiniment lorsque cette même « représentation nationale » entend ouvertement faire obstacle à toute expression politique émanant directement de ceux qu’elle prétend représenter. Un représentant qui s’oppose à celui qu’il est censé représenter peut certes rester « légal », mais son illégitimité profonde, au regard de ses propres principes eux-mêmes, ne peut être longtemps occultée.
C’est alors que la distinction maurrassienne entre le « pays réel » et le « pays légal » pourrait révéler toute la richesse de ses potentialités. Cette distinction, devenue classique, ne fait pas seulement apparaître l’absence de représentativité des organes d’exercice du pouvoir souverain à l’égard du Peuple, auquel est censée appartenir la souveraineté nationale. Elle manifeste aussi le vide abyssal de légitimité d’une « représentation nationale » qui apparaît de plus en plus comme ce qu’elle a toujours été et qui avait été vu d’emblée par Burke : « une association volontairement formée pour s’emparer, à la faveur des circonstances, du pouvoir de l’État »4. ■
1. B. Stiegler, « Il faut s’adapter». Sur un nouvel impératif politique, Paris, Gallimard, coll. NRF Essais, 2019.
2. Ibid., p. 47.
3. J. de Maistre, De la souveraineté du peuple, Paris, P.U.F., coll. Questions, 1992, p. 92.
4. E. Burke, Réflexions sur la révolution en France, trad. P. Andler, Paris, Les Belles Lettres, 2016, p. 172.