Cet entretien avec un historien spécialiste des migrations, de la colonisation et des pieds-noirs est paru dans La Provence d’aujourd’hui. Il nous a paru utile de le reprendre car il est dit un certain nombre de vérités sur Marseille et l’intégration et sur la faillite de l’école. JSF
LE REGARD de l’historien Jean-Jacques Jordi
Jean-Jacques Jordi, historien. coauteur de Migrante : histoire des migrations à Marseille avec Abdelmalek Sayad et Émile Temime.
Marseille est-elle vraiment un modèle d’intégration?
Historiquement. on a toujours cru que Marseille intégrait sans problème. mais c’est faux. L’intégration se fait à la deuxième voire à la troisième génération. Dans les années 1910-20, on parlait d’invasion pour les Italiens, qui ont été très mal accueillis. Quand sont arrivés les Arméniens, le maire de l’époque parlait d’une plaie pour Marseille, les accusant d’y importer des maladies. Petit à petit, ils se sont intégrés. L’école et l’armée ont joué à ce moment-là un rôle capital.
Vous situez le point de rupture dans les années 70 ?
À partir de 1973, avec la flambée du prix du pétrole et la pression économique. il y a une véritable vague anti-Algériens. d Marseille. un Algérien déséquilibré venu de Nice poignarde un chauffeur de bus. Vont s’ensuivre des violences verbales d’abord. puis une véritable chasse à l’homme : une douzaine d’Algériens vont être assassinés sans que l’on ne sache jamais qui a perpétré ces meurtres. Cela va créer de grandes tensions entre la France et l’Algérie. Ensuite avec la loi sur le regroupement familial, Marseille accueille de plus en plus d’Algériens. Et on remarque, à chaque vague de migration. qu’il y a un rejet de la population à partir du moment où les femmes et les enfants investissent l’espace public. en allant faire les courses. en fréquentant l’école. La visibilité pose problème.
La bonne santé économique est un facteur majeur ?
Toujours. Dans les années 80, avec la crise économique. c’est le moment où les cités deviennent communautaires. un lieu de relégation d’où on ne peut plus partir, faute de moyens. Dans les années 90. l’immigration change de nature. On ne vient pas pour le travail mais pour ne plus mourir de faim dans son pays. À la différence des Algériens qui vivaient pauvrement dans leur pays mais qui ont pu venir et s’intégrer par le travail, le syndicat, le foot le dimanche, les Comoriens arrivent dans une France qui a changé de paradigme et qui n’a pas de travail pour cette main-d’oeuvre peu qualifiée.
Vous estimez aussi que l’école a, dans les années 80, failli ?
Dans les années 20-30. à l’école de la Belle de Mai il y a 90,6 d’entants italiens et cela ne pose aucun problème. Pour l’instituteur de la IIIe République, ce sont des petits Français qui apprennent le français. Tout ce qui concerne la langue d’origine, la culture ou la religion relève du privé. Au début des années 80 jusqu’au milieu des années 90. cela change avec l’enseignement Langue et Culture d’origine du CE1 au CM2. Le message va être schizophrénique. D’un côté, on assurait que les enfants qui allaient à l’école apprendre la littérature, l’histoire etc. étaient français. Et d’un autre côté, sur le temps scolaire, ils étaient encouragés à apprendre leur langue d’origine avec des enseignants envoyés par les consulats, Un gamin que l’on sort d’une classe pour qu’il aille apprendre l’arabe se pose la question : Pourquoi ? Est-ce que l’on va nous mettre dehors un jour ?. Il aurait fallu le faire en dehors des heures de classe. Pourquoi faire à Mohamed ce que l’on n’a pas fait à Pietro dans les années 50-60 ? L’école a raté son rôle d’intégration à ce moment-là et massacré une génération entière. Derrière le beau discours « Touche pas à mon pote ». le gouvernement a créé une politique discriminatoire. Léopold Sédar Senghor disait qu’il n’était pas idiot et que lorsqu’il se regardait dans la glace, il voyait bien que ses ancêtres n’étaient pas des Gaulois. litais il disait s’être approprié ce roman national. Pour cette génération sacrifiée qui a 50 ans aujourd’hui, une grande majorité se sent laissée-pour-compte. Arrive alors le facteur religieux. Quand vous n’avez pas de boulot et que la religion vous promet de reprendre le pouvoir sur votre vie…
En 2005, quand les banlieues parisiennes explosaient, on a loué le calme marseillais. La cité phocéenne est-elle pour autant à l’abri ?
Bien sûr que Marseille peut exploser un jour. Ce n’est pas parce qu’elle a intégré ses banlieues que cela ne peut pas lui arriver. Tant qu’on ne touchera pas à l’économie souterraine, il n’y aura pas de problème. Quand un chouf gagne plus qu’un instituteur, que voulez-vous encourager ? C’est une question politique. un choix de société. Soit la loi est la même pour tout le monde et c’est ça le vivre ensemble: soit chacun fait ce qu’il veut et le vivre ensemble reste à la marge.
Propos recueillis par Alexandra Ducmp