PAR MATHIEU BOCK-CÔTÉ.
Cette chronique est parue dans Le Figaro papier du 18.10. Mathieu Bock-Côté y dénonce la grande dérive de la démocratie libérale qui « se veut désormais indissociable de l’idéologie diversitaire. La démocratie s’accomplirait en se convertissant au postnationalisme, au multiculturalisme ou encore en s’engageant dans la déconstruction du masculin et du féminin, pour que s’épanouisse enfin la diversité sexuelle. » Et comme cette mutation radicale ne peut s’opérer sans heurts ni résistances, Mathieu Bock-Côté constate et dénonce « la tentation totalitaire » désormais installée « au sein des sociétés démocratiques ». Mais, preuve que nous pouvons – heureusement ! – ne pas être toujours d’accord avec Mathieu Bock-Côté – que propose-t-il pour s’opposer à ces destructions politiques et existentielles mortelles ? De restaurer la démocratie libérale … Comment ne voit-il pas que c’est cette dernière qui nous a conduits à la tragédie qu’il dénonce ? Car c’en est une. Comment ne voit-il pas que la tentation totalitaire est au cœur même de tous les systèmes politiques issus de la Révolution française qui passa en un rien de temps de la Fête de la Fédération à la Terreur ? Et que c’est particulièrement le cas, non de toute forme démocratique, mais à coup sûr de la démocratie à la française dans sa filiation et son essence et encore de toutes celles qui s’en sont inspirées ? Nous en avons assez dit. Lisez cet article excellent par ailleurs ! JSF
À l’Est, manifestement, on se demande de plus en plus comment la démocratie peut en venir à renoncer à la souveraineté populaire.
Les récentes élections polonaises, remportées par le PiS semblent confirmer l’engagement des pays d’Europe centrale sur la voie de la « démocratie illibérale ». À l’Ouest, on se veut méfiant, au mieux perplexe, et on juge les pays de l’Autre Europe engagés sur une grave dérive. Il n’est pas certain que cette posture moralisatrice soit la plus féconde intellectuellement. Il faudrait plutôt penser l’Europe centrale à la lumière de sa propre situation existentielle, ce à quoi nous invite Max-Erwann Gastineau dans son excellent essai Le Nouveau Procès de l’Est (Cerf, 2019).
La question de la démocratie illibérale est piégée. Elle a toutefois la vertu inattendue de rouvrir la question du régime et de réfléchir sur le devenir de la démocratie libérale, dont la définition n’a cessé d’évoluer depuis la chute du mur de Berlin. Jusqu’alors, elle se caractérisait par la volonté toujours renouvelée d’équilibrer la souveraineté populaire et la défense des libertés publiques. Elle pouvait pencher davantage dans un sens ou dans l’autre mais cette tension créatrice contribuait indéniablement à sa vitalité.
Depuis vingt ans, elle a connu une profonde mutation idéologique et se veut désormais indissociable de l’idéologie diversitaire. La démocratie s’accomplirait en se convertissant au postnationalisme, au multiculturalisme ou encore en s’engageant dans la déconstruction du masculin et du féminin, pour que s’épanouisse enfin la diversité sexuelle. Elle devrait parachever sa déchristianisation mais s’ouvrir au même moment aux religions exotiques pour marquer sa rupture avec toute forme d’ethnocentrisme. Tel serait le sens de l’histoire.
Plus encore, lorsqu’un parti prétend s’appuyer sur la souveraineté populaire pour contenir ou renverser ces choix de société, il est accusé de populisme – en fait, on nomme populisme le désir de restaurer la définition traditionnelle de la démocratie. Pire encore, la démocratie connaîtrait alors une déchéance réactionnaire. Elle irait contre le sens de l’histoire et verserait brutalement dans la tyrannie de la majorité. La démocratie serait progressiste ou ne serait pas. À l’Est, manifestement, on se demande de plus en plus comment la démocratie peut en venir à renoncer à la souveraineté populaire, comme le notait dès 2016 le philosophe et homme politique polonais Ryszard Legutko dans The Demon in Democracy, un ouvrage analysant la tentation totalitaire au cœur des sociétés démocratiques. Il s’agit aussi, pour les conservateurs d’Europe centrale, de restaurer le politique, ce qui implique de contester des tribunaux de plus en plus idéologiques, au risque de compromettre l’indépendance de la justice. On ne traitera pas à la légère une telle inquiétude, bien qu’on se demandera si ce qu’on appelle aujourd’hui le gouvernement des juges n’est pas une pathologie démocratique aussi grave.
Le cadre civilisationnel de la communauté politique n’est plus le même. À l’Ouest, on se réfère à la société plurielle, multiculturaliste et post-genrée. À l’Est, on se réfère encore à la nation enracinée, appelée à poursuivre son aventure sous le signe de l’identité et de la liberté. Dans un cas, le politique transforme la société en champ d’expérimentation pour fabriquer une société-laboratoire, rendant ainsi possible l’homme nouveau, sans préjugés ni patrie, sans sexe ni ornières identitaires. Le politique se présente comme une technique d’ingénierie sociale. Dans l’autre cas, le politique porte une charge tragique : il doit conserver l’existence historique d’un peuple et lui permettre d’exprimer sa singularité. Cette conception ne vient pas de nulle part : elle caractérise des peuples coincés entre l’Occident et la Russie dont l’existence a souvent été compromise et qui savent le lien intime entre l’indépendance politique et l’identité culturelle. La reconquête de l’identité annonce souvent celle de la souveraineté.
Une question simple devrait hanter les élites occidentales : pourquoi le modèle de civilisation qu’elles construisent devient-il un repoussoir pour les peuples d’Europe centrale ? Alors qu’on assiste partout dans le monde à la renaissance de civilisations longtemps étouffées ou endormies, l’Europe occidentale, elle, semble hypnotisée par la promesse de sa dissolution et confond la déconstruction des repères anthropologiques les plus élémentaires avec l’extension des droits et libertés. Vue de loin, l’Europe occidentale se suicide comme civilisation et cherche à maquiller le tout en immense carnaval qui confirme après coup les intuitions géniales de Philippe Muray. Il ne s’agit pas de fantasmer sur l’Europe de Jaroslaw Kaczynski ou de Viktor Orban. La démocratie libérale ne doit pas être congédiée mais restaurée. Elle devrait toutefois se demander dans quelle mesure elle est encore fidèle à ses idéaux, et si ce qui passe à l’Est ne la trouble pas à la manière d’un miroir inversé. ■