Par Xavier Raufer.
Xavier Raufer donne à Atlantico des entretiens et des articles réguliers, – celui-ci est d’octobre et vient de paraître – intéressants par leur expertise minutieuse des divers domaines de la délinquance, souvent enchevêtrés les uns aux autres. Ils sont un signe de l’état de notre société et de la déliquescence du Pouvoir. Nous ne pouvons manquer de nous en tenir informés. JSF
France 2, « Corse, la crainte d’une résurgence de la mafia »… Le Monde, « Naissance d’une parole antimafia en Corse »… Dans l’île, des « collectifs antimafia »… « Ce mot de mafia qui ne fait même plus controverse »… « Des personnalités corses dénoncent l’emprise mafieuse »… médias français, politiciens et société civile insulaires : la clameur monte jusqu’au ciel … la Corse serait sous la coupe de la mafia.
Cette union sacrée réjouit bien-sûr le criminologue, tant la dénonciation d’un péril par la société d’un pays libre précède toujours son élimination.
Mais, comme tout un chacun dans les sciences humaines, le criminologue sait aussi que bien nommer le danger est plus crucial encore, cette juste définition permettant seule le diagnostic – donc le traitement. Cela est clair depuis la fulgurante définition (1935, Martin Heidegger dans son Introduction à la métaphysique) du processus de nomination. Méditons-la : « Les noms sont des mots qui exhibent. Ils présentent à la représentation ce qui est déjà. Par la vertu de l’exhibition, les noms attestent leur souveraineté magistrale sur les choses ». Là, le criminologue sursaute d’abord, puis s’ébahit.
Car il n’y a jamais eu, il n’y a pas aujourd’hui et il n’y aura sans doute jamais de mafia en Corse. Cela bien sûr, si les mots ont un sens ; si l’on n’en use pas pour aguicher le lecteur, faire de jolis titres – ou détourner l’attention. Car « mafia » désigne en fait une société criminelle spécifique, affectant quelques rares territoires au monde et dont les caractéristiques n’ont rien – mais alors rien – à voir avec le banditisme corse. «Mafia n’est pas une formule abstraite, ni un état d’esprit, ni une expression littéraire.
C’est une organisation criminelle obéissant à des lois d’airain, « inexorables quoiqu’orales » dit ainsi Cesare Terranova, magistrat italien assassiné par la mafia en 1979. Et le type humain du mafieux est aux antipode de celui du gangster-Corse ou autre. Preuve, ce portrait d’un bandit dressé par Tommaso Buscetta, premier mafieux repenti, celui qui révèle au juge Falcone ce qu’est vraiment Cosa nostra de Sicile : « c’était un gangster typique : fanfaron, extraverti, généreux… Il donnait de l’argent à tout le monde, offrait bijoux et voitures comme s’il s’agissait de cigarettes. Il aimait le luxe, la belle vie et les femmes. C’était un mégalomane : le parfait contraire du mafieux… de l’homme d’honneur réfléchi et mesuré ». Éclairons le lecteur : la distance entre, d’un côté, l’amusant Christophe Castaner et de l’autre, le sombre et machiavélique François Mitterrand.
Ainsi, une mafia n’a rien a voir avec le banal banditisme. Un gang ordinaire est un groupe passager de malfaiteurs sous l’égide d’un chef. Celui-ci tué ou incarcéré, la bande se disperse. Une mafia, elle, est une entité quasi-indestructible; fonctionnant en l’absence, même durable, d’un dirigeant. C’est en fait une société secrète cloisonnée et hiérarchisée, aux règles rigides qu’on enfreint au péril de sa vie. On rejoint un gang par copinage, mais on entre dans une mafia par cooptation familiale, après un rituel initiatique qui, de la Sicile aux Etats-Unis, est commun à quasiment toutes les “familles”. La justice des États-Unis le confirme : « Cosa Nostra (LCN) que l’on peut traduire par « notre chose », est une organisation criminelle d’envergure nationale opérant dans diverses villes des Etats-Unis. LCN se compose de groupes d’hommes d’ascendance italienne, regroupés en unités appelées « familles » ou borgata en italien. Un individu entre dans une « famille » de LCN lors d’une cérémonie tenue secrète à qui n’est pas membre de LCN. Toute « famille » de LCN est dirigée par un chef, assisté d’un sous-chef et d’un conseiller. La « famille » commet ses crimes par le biais d’entités nommées « équipes », dirigées par un chef d’équipe (capodecina). Chaque équipe rassemble des membres formellement initiés de la famille, les soldats, et des non-membres formels participant volontairement aux activités de la famille, les associés.» (U.S.District Court -Illinois, 1997).
Quel rapport avec des gangs corses nommés selon le bistrot qu’ils fréquentent (« Brise de mer »… »Petit bar »…) ? Aucun, ce que confirme récemment un magistrat français expert: « Ces groupes [gangs corses] se forment au gré de rencontres et d’opportunités, sans que nulle structure pérenne ne ressorte ». Que des politiciens corses (aux intentions pas forcément innocentes) et des journalistes usant des mots selon leur seul impact et se copiant les uns les autres, inventent froidement une mafia corse, est un handicap pour les policiers et magistrats voués à la lutte anti-crime. Car matraquer l’idée de « mafia corse » interdit de nommer l’ennemi réel. Or en médecine, ne pas nommer une maladie grave condamne le patient à mort et pour la sécurité, ne pas nommer la menace condamne l’attaqué. L’incapacité à nommer paralyse l’Etat, lui interdit la prévision en lui posant des œillères; expose ceux qui le servent, leur interdit in fine d’accomplir leurs missions. Car bien sûr, le mieux, le plus vite, le plus précisément, le criminel ou le terroriste est nommé – donc le diagnostic fait – le plus tôt et le plus chirurgicalement possible il est éliminé, le mieux cela vaut : c’est précisément cette voie que condamne l’idiote « mafia corse » ■
Docteur en géopolitique et criminologue.
Il enseigne dans les universités Panthéon-Assas (Paris II), George Mason (Washington DC) et Université de Sciences politiques et de droit (Pékin)
Intéressant!
Voici aussi de quoi nourrir la réflexion sur le sujet:
https://alainverdi.tumblr.com/post/165862470093/pericoloso-continue-et-prend-le-large-corse