Climat social tendu, grève générale illimitée convoquée le 5 décembre, l’ensemble sur fond des mois de révolte populaire incarnée l’an dernier à même époque par les gilets jaunes, le sujet est intéressant, d’actualité ; il touchera à la vie quotidienne des Français et il est traité ici (Atlantico, 4 novembre) de façon originale, d’un regard extérieur. À lire, même – surtout dirait Causeur – si l’on n’est pas d’accord. JSF
MOBILISATIONS CITOYENNES
Martin Gurri : « Les élites sont perdues et impuissantes mais le peuple qui leur fait face est, pour sa part, irrationnel »
Atlantico.fr : Un des mouvements qui ressemble le plus à ce que vous décrivez dans The Revolt of the Public, les Gilets jaunes, est apparu en France l’an dernier. Sans que le monde ne s’en inquiète, ces affrontements continuent de plus belle avec une grève générale prévue le 5 Décembre 2019 et instiguée par les syndicats.
Dans votre livre, vous parlez surtout d’une réalité politique : dans quelle mesure les nouveaux modes de révoltes peuvent avoir un impact sur les mouvements sociaux ? Comment les revendications politiques et sociales se croisent-elle ?
Martin Gurri : La question est de savoir si le « mouvement social » qui est à l’origine des grèves récentes en France est bien relié au mouvement des Gilets jaunes qui a émergé en Novembre 2018. En vérité, ces deux mouvements sont diamétralement opposés dans leur essence et appartiennent à des catégories très différentes.
Les Gilets jaunes sont une véritable révolte des citoyens, tel que je le décris dans mon livre, comme on peut en voir partout dans le monde : au Liban, au Chili ou encore à Hong Kong pour n’en citer que trois. Les Gilets jaunes se sont rassemblés sur Facebook, de manière indépendante. Ils manquent de chefs, de structures, d’organisation, d’idéologie commune et d’un programme qu’ils aimeraient potentiellement mettre en place. Leurs revendications sont floues et changeantes. En revanche, ils sont tous contre l’establishment, et cela de manière véhémente.
Les grèves récentes à la SNCF ont été qualifiées de « mouvement social », et conceptualisées de la sorte : « les travailleurs contre le pouvoir ». En réalité, cela n’a rien de social. Ce n’est pas un mouvement – il n’y a eu aucun soulèvement des citoyens. C’est une lutte interne entre deux grandes institutions de l’âge industriel : les syndicats, qui ne représentent qu’un faible pourcentage des travailleurs français, et l’Etat, qui essaye désespérément de retrouver un contrôle sur ses finances. Contrairement aux Gilets jaunes, les syndicats ont une organisation hiérarchique, avec des chefs à qui l’on doit obéir et qui défendent leurs intérêts. Si l’on remontait dans le temps et que l’on replaçait ce conflit au 20ème siècle, il s’intégrerait parfaitement au climat de l’époque.
Une question plus pertinente est de savoir si cet épisode est relié au second thème majeur de mon ouvrage, « The Revolt of the Public », à savoir la crise d’autorité des institutions. Il me semble qu’il est impossible de répondre à cette question à l’heure actuelle. Les actions directes liées aux grèves, qu’elles soient portées par des paysans, des camionneurs ou des cheminots, sont traditionnelles, habituelles et courantes en France. Ce « mouvement social » n’est donc peut-être qu’un événement politique, comme d’habitude.
Par contre, le champ d’action du gouvernement mais aussi des syndicats rétrécit rapidement. Les ressources qu’ils contrôlent – les citoyens, l’argent, les idées – rétrécissent également. Leur autorité – qui se traduit par l’habileté d’inspirer un grand sentiment de confiance – s’est effondrée. Peut-être que les grèves du 5 Décembre, si elles ont lieu, vont faire naître des guerres intestines entre deux institutions forcées à l’affrontement, comme deux scorpions dans une bouteille, dans un espace restreint.
L’efficacité de ces mouvements sociaux peut-elle être réduite à cause de ce manque d’organisation et de revendications communes ?
C’est une question majeure. Par le passé, les mouvements d’opposition dans les démocraties libérales avaient des programmes et des revendications spécifiques qu’ils voulaient imposer auprès du gouvernement. Par ailleurs, beaucoup d’entre eux ont tenté de s’emparer du pouvoir afin de mettre en œuvre et d’appliquer les mesures prévues dans ces programmes. Aujourd’hui, force est de constater que ce n’est pas le cas. Les citoyens qui manifestent affichent ouvertement leur hostilité, mais ils se désintéressent du pouvoir. Ils ne parviennent pas à porter des revendications claires. Ce n’est pas seulement le cas en France, mais partout dans le monde.
Une manière de comprendre cette situation est de décrire le public comme un monstre à plusieurs têtes, complètement irrationnel, poussé par des instincts primaires et qui est incapable d’exprimer ce dont il a besoin. C’est exactement comme cela que les élites – les gens au sommet des pyramides institutionnelles – voient le public. Les élites pensent que le public est devenu fou à cause d’Internet. Cela leur sert, bien entendu, mais cela contient une part de vérité. La rage du public pousse souvent au nihilisme, à la croyance que la destruction de l’establishment est une forme de progrès, même si aucune alternative n’est proposée. C’était par ailleurs l’état d’esprit des Gilets jaunes lorsqu’ils brûlaient les banques ou lorsqu’ils s’en prenaient à l’Arc de Triomphe. La destruction était perçue comme créatrice. C’est très dangereux pour la démocratie, bien évidemment.
Une autre manière de réfléchir à cette question est de considérer que tout cela est dû à une crise du système. Il y a peut-être une explication rationnelle face au manque d’intérêt envers ces politiques sociales. Aujourd’hui, le public est aliéné par les structures des gouvernements, dont ceux des démocraties libérales. On pense que le pouvoir est inatteignable et trop éloigné des gens ordinaires et que les élites qui possèdent le pouvoir ne servent que leurs propres intérêts. Le public n’appelle pas à la révolution ni à la dictature du prolétariat. Le peuple en appelle à une démocratie de proximité, proche d’eux, et souhaite obtenir des réponses de la part des politiques et des technocrates plutôt que des leçons de morale et de la condescendance. C’est en cela qu’Internet, qui met les individus à égalité de manière horizontale, est en effet responsable. Néanmoins, si cette théorie est validée, il est alors possible d’adoucir et de résorber le conflit en rendant les institutions étatiques et politiques moins hiérarchiques et plus à l’écoute du public.
Lorsque l’on regarde les différents mouvements de révolte dans le monde aujourd’hui, le Liban en particulier, comment ces nouveaux paradigmes de mobilisation (sans chef par exemple) peuvent-ils résoudre les conflits ?
Si le but est de « résoudre les conflits » entre le public et les élites, ce sera quasi-impossible de trouver une solution. Comme je l’ai déjà dit auparavant : le public n’a jamais accepté le « oui » comme réponse. Les Gilets jaunes ont pris d’assaut les rues pour contester l’augmentation du prix du diesel. Lorsque cette taxe fut retirée, ils ont porté de nouvelles revendications et ont pris les rues d’assaut à nouveau. Cela a également été le cas au Chili, où d’une revendication économique le public s’est mobilisé sous la bannière de la justice sociale. Il y a beaucoup d’autres exemples. Les citoyens ne veulent pas que ces conflits cessent.
Par contre, toutes ces révoltes dans le monde sont liées à une défiance généralisée envers les gouvernements et le pouvoir et liées à la féroce hostilité contre les élites qui gouvernent et qui se partagent le pouvoir. Ce qui compte actuellement est de restaurer la confiance dans nos institutions démocratiques : en d’autres termes, de réconcilier le public révolté avec l’autorité des gouvernements. Afin de les réconcilier, la structure des gouvernements démocratiques doit changer et être adaptée à l’ère digitale. La définition même de ce qu’est être un chef ou une élite va devoir changer radicalement également. La nouvelle génération d’élites sera condamnée à une relation beaucoup plus horizontale avec les citoyens. ■
relation plus horizontale ou relation plus organique ( qui implique une certaine part d’horizontalité) ?
Je trouve organique supérieur à horizontal, bien-sûr. Mais il faudrait d’abord rebâtir une société organique ! La nôtre ne l’est plus. Hélas !