Par Éric Cusas.
La guerre de 14-18 nous parle. Elle nous parle de la terre et des morts. De la France, bien sûr, mais aussi d’hommes révélés à eux-mêmes par le courage et l’abnégation, unis par une cause transcendant leurs existences. Les oublier serait les tuer une seconde fois.
Voici un an, alors que l’on commémorait le centenaire de la fin de la Première Guerre mondiale, sanglante boucherie qui vit « le suicide de l’Europe » (Dominique Venner), M. Macron, chantre de la « souveraineté européenne » (concept fumeux s’il en est) décidait que la cérémonie n’aurait pas un caractère militaire trop marqué afin de ne pas « heurter l’Allemagne » , ce pays qui joue le rôle de l’homme dans ce couple vaudevillesque qui prétend présider aux destinées de l’Union.
« Ah, Dieu ! que la guerre est jolie ! » chantait Apollinaire, par manière de boutade, dans un court poème dont on ne connait souvent que le premier vers ; car dans la seconde (et dernière) strophe le cavalier disparait dans un tournant et meurt « là-bas », tandis que son amoureuse rit au destin surprenant [1].
Non, la guerre n’est pas « jolie » et non, le fait que des hommes s’entr’égorgent sur l’ordre de coquins qui ne la feront jamais n’est pas un sujet de réjouissance. Cet « acte de violence qui a pour but de contraindre l’adversaire à se soumettre à notre volonté » (Clausewitz), ce « mal qui déshonore le genre humain » (Fénelon) laisse des plaies béantes, des hommes et des familles fracassés, que les motifs du conflit soient nobles ou ignobles, essentiels ou futiles.
Que disent nos guerres ?
Mais qui pense vraiment qu’après plus d’un siècle, les cérémonies du Onze novembre célèbrent « la guerre« , comme s’il s’agissait d’un dieu digne d’adoration ? On ne parle pas d’une parade joyeuse mais d’un hommage et d’un (trop) bref instant de recueillement et de communion (« Remembrance Day » disent les Anglais) ; or, que cela plaise ou non, cette communion est d’abord celle d’un pays et de ses soldats. Car au fond, que disent « nos guerres« , toutes nos guerres, la « Grande » comme celles qui l’ont précédé et, surtout, celles qui l’ont suivie ?
Elles disent « la terre et les morts », selon le mot de Barrès ; et elles disent aussi l’appartenance et la fraternité. Nos guerres parlent de jeunesses fauchées, d’existences qui ne s’épanouiront point et d’enfants qui ne naitront pas ; elles parlent de poètes et de génies disparus ou de destins avortés dans un chemin creux, une tranchée, une rizière ou un djebel, mais également de frustes soldats, les uns et les autres tragiquement enlacés ; elles parlent de devoir, d’héroïsme et de peur (une peur que je ne méprise pas car nul ne sait quel combattant il serait) ; elles parlent de ces fugaces instants de bonheur qu’ont connus victimes et survivants ; rappelez-vous Dorgelès : « Je me souviens de nos soirées bruyantes, dans le moulin sans ailes. Je leur disais: « Un jour viendra où nous nous retrouverons, où nous parlerons de nos copains, des tranchées, de nos misères et de nos rigolades… Et nous dirons avec un sourire « C’était le bon temps !« » [2] ; elles parlent de la solidarité de ceux qui font face à la mort, une solidarité puissante dont beaucoup n’auraient pas imaginé pouvoir faire preuve, vis-à-vis de tel ou tel de leurs camarades d’infortune, avant qu’ils ne soient unis dans l’épreuve ; et puis enfin, de la crainte de l’oubli, pire que celle de la mort ; Dorgelès encore : « C’est vrai, on oubliera. Oh! je sais bien, c’est odieux, c’est cruel, mais pourquoi s’indigner: c’est humain… Oui, il y aura du bonheur, il y aura de la joie sans vous, car, tout pareil aux étangs transparents dont l’eau limpide dort sur un lit de bourbe, le cœur de l’homme filtre les souvenirs et ne garde que ceux des beaux jours. La douleur, les haines, les regrets éternels, tout cela est trop lourd, tout cela tombe au fond…On oubliera. Les voiles de deuil, comme des feuilles mortes, tomberont. L’image du soldat disparu s’effacera lentement dans le cœur consolé de ceux qu’ils aimaient tant. Et tous les morts mourront pour la deuxième fois. Non, votre martyre n’est pas fini, mes camarades, et le fer vous blessera encore, quand la bêche du paysan fouillera votre tombe. Les maisons renaîtront sous leurs toits rouges, les ruines redeviendront des villes et les tranchées des champs, les soldats victorieux et las rentreront chez eux. Mais vous ne rentrerez jamais. » [3].
La guerre – et bien sûr sa commémoration –, rappelle aussi à l’homme le peuple auquel il appartient, le sang qui roule dans ses veines ou la patrie qu’il a épousée d’amour ; elle dit le sol natal, les prés, les vallées, la mer et les montagnes ; elle dit à sa façon la transcendance ; que certaines choses sont plus grandes que nous et méritent qu’on s’y sacrifie, ou du moins qu’on s’y efforce. Si l’on est prêt à donner sa vie pour son pays, c’est-à-dire avant tout pour les siens, c’est parce qu’on sent bien que notre toute petite existence, quelques cadeaux dont la fortune nous ait comblés, ne se suffit pas à elle-même.
Nul ne se fera tuer au son de l’Hymne à la joie pour limiter le déficit public à 3% du PIB
J’ignore si le caprice macronien d’une célébration désarmée se reproduira cette année. Il est probable que cela ne sera pas le cas, faute de quoi, Sa Seigneurie nous aurait déjà avisée que tel était son bon plaisir. Nous n’approchons pas, cette fois, d’un anniversaire marquant, à l’occasion duquel il faudrait ménager la susceptibilité – présumée – de la Keizerin Merkel en fin de règne. Mais l’épisode de l’an dernier dit beaucoup de l’état d’esprit du prince et, probablement, de la plupart des dirigeants qui sévissent aujourd’hui dans une Europe atone et dépressive. La patrie, vieille lune un peu ridicule, qui contrarie le dieu marché et la déesse mondialisation, est démonétisée ou rangée au magasin des accessoires. Quant au soldat, son auxiliaire naturel, on le prie de se faire discret et de se borner à aller maintenir l’ordre sous les palmiers ou à chasser le terroriste dans les sables du Sahel.
L’élite mondialiste, dont Sa Seigneurie est le plus beau fleuron, patauge dans un monde irénique ou, à la rigueur, s’imagine que des hommes iront sur faire tuer au son de l’Hymne à la joie pour limiter le déficit public à 3% du PIB ou garantir aux actionnaires 15% de retour trimestriel sur le capital investi. Enorme méprise. On ne monte pas au feu pour les croupions de dinde, la semence de bovins, le cassis de Dijon ou la viande de renne (ce sont les intitulés de quatre arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne). Cette génération de politiciens oublie ou nie que l’histoire est tragique. Espérons qu’elle ne se chargera pas de le leur rappeler. ■
[1] Guillaume Apollinaire, L’Adieu du cavalier
[2] Roland Dorgelès, Les croix de bois
[3] Roland Dorgelès, ibidem