PAR MATHIEU BOCK-CÔTÉ.
Cette chronique est parue dans Le Figaro papier du 8.11. Mathieu Bock-Côté nous paraît avoir raison d’envisager la vie intellectuelle d’Alain Finkielkraut avant tout comme un parcours, une trajectoire qui l’a peu à peu conduit à l’amour et à la défense de l’héritage national comme continuité historique. et à devenir finalement le dissident d‘une modernité qui dévaste le monde en voulant le soumettre à son empire.. La trajectoire d’Alain Finkielkraut est-elle achevée ? Le conduira-t-elle davantage encore vers nos rivages intellectuels et politiques ? JSF
La rumeur voulait qu’Alain Finkielkraut publie ses Mémoires, ou du moins son autobiographie intellectuelle. Tel n’était pourtant pas son projet dans À la première personne, le magnifique petit livre qu’il a fait paraître cet automne. On y verra d’abord un exercice d’introspection. Finkielkraut entend éclairer sa propre trajectoire. Sans le dire aussi clairement, il se demande aussi comment il est devenu, auprès de ce que fut longtemps son propre camp, un personnage que les gardiens de la vertu idéologique jugent infréquentable.
Finkielkraut a commencé sa vie intellectuelle très tôt. Comme il le rappelle, dès son entrée dans la cité, il a été happé par le mouvement de l’époque, qui avait tendance à transformer même les plus belles intelligences en perroquets gauchistes. C’était Mai 68. Très tôt, il s’est senti mal à l’aise avec son temps et a cherché à s’en déprendre, en apprenant à penser malgré lui, et même contre lui. Il consacrera ses premiers essais à l’amour en cherchant à révéler l’envers du « Sexe-Roi ». C’était le premier moment d’une longue dissidence, jamais criarde, toujours subtile, mais de plus en plus profonde, avec une modernité qui dévaste le monde en voulant le soumettre à son empire.
Finkielkraut retrace les grandes étapes de sa vie intellectuelle et revient sur les rencontres qui ont changé sa vie ou du moins sa manière de voir l’existence. Le philosophe aime payer ses dettes. Il ne dissimule pas ses inspirations. Mieux : il les revendique. Certains s’en moquent et lui prêtent une manie malsaine de la citation. Ils ne comprennent tout simplement pas ce principe fondamental de la méthode finkielkrautienne: on ne pense pas par soi-même de soi-même . C’est par le détour des œuvres que l’homme s’éduque véritablement. Finkielkraut sait que la littérature offre un rapport au monde absolument irremplaçable.
Le livre est d’ailleurs dédié à Milan Kundera, à qui il doit sa découverte de la question nationale, à travers l’expérience historique des petites nations d’Europe centrale. Le début des années 1990 représente probablement le grand tournant dans la pensée d’Alain Finkielkraut. On l’a oublié, mais, à cette époque, il fut directeur d’une revue exceptionnelle, Le Messager européen, qui donnait la parole aux intellectuels de l’autre Europe. Chose certaine, la dimension politique de la finitude ne cessera plus de le hanter. Il y a un savoir politique propre aux petites nations: elles savent que l’homme n’est pas immédiatement universel, et qu’il doit conserver les médiations précieuses à travers lesquelles il participe au monde. Parmi celles-là, la langue est vitale. C’est en prenant le détour de la Croatie, de la Slovénie, qu’il a vu la France comme une patrie, en même temps qu’il prenait conscience de sa fragilité.
Notre époque voit dans l’enracinement un résidu historique appelé à se dissoudre au rythme où la démocratie s’accomplira, la diversité des peuples cédant la place à l’interchangeabilité des populations. Alain Finkielkraut aura su, mieux que quiconque, intégrer cette préoccupation dans la philosophie politique, en rappelant que les hommes « s’inquiètent pour la survie de leur communauté historique », sans laquelle la vie politique est condamnée à se désincarner. Il rappelle qu’ils sont aussi attachés à une « forme de vie façonnée par le temps », et pas seulement à des valeurs désincarnées. Le progressisme semble incapable de comprendre que l’homme a besoin d’une demeure.
On le sait, Finkielkraut n’a pas que des critiques, mais des ennemis, et ceux-là, de manière perfide, condamnent moins ses idées, auxquelles ils ne s’attardent pas, qu’ils ne cherchent sans cesse à le rabaisser, en contestant son statut de philosophe. Au mieux, il serait un commentateur un peu plus cultivé que les autres. C’est ainsi qu’on cherche à anéantir socialement un intellectuel dissident, en le chassant hors du domaine de la pensée. Ces propos minables ont pour but de le blesser, de l’humilier. Il le confesse : « Je mentirais si je disais que cette situation m’indiffère.»
Il faudrait convaincre Finkielkraut de laisser bêler les moutons imbéciles et autres crétins gueulards qui veulent lui gâcher la vie. À la première personne le démontre, s’il fallait encore le démontrer, notre philosophe ne s’est pas contenté de construire un système pour s’y enfermer. Il a mené une existence philosophique, habité par le souci du monde, en cherchant à penser ce que notre époque fait à l’homme. Nous sommes devant un philosophe essentiel, qui n’a jamais cessé sa méditation sur la condition de l’homme dans une modernité qui lui est de plus en plus inhospitalière.
D’un courage civique admirable, Finkielkraut tient tête à la bêtise de l’époque et nous aide ainsi à y résister. Que rien ne nous empêche de témoigner de l’admiration que nous ressentons pour lui, comme philosophe et comme homme. ■
Mathieu Bock-Côté est docteur en sociologie, chargé de cours aux HEC à Montréal et chroniqueur au Journal de Montréal et à Radio-Canada. Ses travaux portent principalement sur le multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question nationale québécoise. Il est l’auteur d’Exercices politiques (éd. VLB, 2013), de Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois (éd. Boréal, 2012) et de La dénationalisation tranquille (éd. Boréal, 2007). Ses derniers livres : Le multiculturalisme comme religion politique, aux éditions du Cerf [2016] et le Le Nouveau Régime (Boréal, 2017).
Un bel hommage à Finkielkraut, pour lequel j’éprouve depuis longtemps la plus vive sympathie. Bock-Côté parle d’une modernité inhospitalière à l’homme. Comment ne pas l’approuver et qui peut se sentir bien dans ce monde pris d’une véritable danse Saint Guy, sauf à avoir déjà été reformaté ou reconditionné – pour employer d’horribles néologismes – des pieds à la tête ? La philosophe Chantal Delsol a consacré un bel essai à cette haine du monde, c’est-à-dire d’un lieu stable où pouvoir habiter, propre à la modernité, où rien ne reste plus en état plus de dix secondes, où nous sommes sommés de nous adapter en permanence à une réalité qui se dérobe en permanence sous nos pieds et dont nul ne peut dire vers quoi elle va, sinon qu’elle y va de plus en plus vite. Simone Weil avait consacré un beau livre à l’enracinement, ce besoin aussi essentiel à l’homme que celui de pain, il mérite d’être médité. Dans ce monde du changement accéléré la frénésie technicienne et le culte du marché nous condamneny à être des nomades. L’hyperclasse mondiale et ses petits laquais dont Macron est la figure emblématique, celle qui se sent bien partout parce qu’elle n’est plus chez elle nulle part, qui s’épanouit entre ses aéroports, ses flux, ses réseaux, se sent bien dans ce monde. Je la laisse bien volontiers à son contentement hébété.
Quand les intellectuels déserteront les plateaux de télévision alors la bêtise s’installera en pays conquis et nous aurons perdu tout bon sens.
Ce que subit Finkielkraut actuellement est L’image de notre pays et l’illustration de la victoire de la sottise et du mercantilisme. Faire avant tout de l’audimat prime sur toute autre considération et déclencher la polémique à la télévision apporte la notoriété malheureusement plus que ne le fait un livre . On ne peut que le déplorer .
Encore un excellent article de Mathieu Bock -Côté bien lucide , voyant bien que faute de pouvoir argumenter à son niveau , les adversaires du philosophe cherchent à le rabaisser ; tactique bien rodée .
Le dernier paragraphe est le juste point d’orgue .