Le Figaro a publié le 21 novembre ce remarquable entretien, réalisé par Laure Mandeville. Nous en reprenons ici de larges extraits où Natalia Soljenitsyne développe des analyses de notre point de vue tout à fait essentielles. On y retrouve les lignes de force de la pensée politique d’Alexandre Soljenitsyne mais confrontées aux actuelles réalités du monde. Et un regard lucide jeté sur le passé récent, en tout cas sur les 30 années qui ont suivi la chute du Mur de Berlin et l’effondrement de l’URSS.
Nous en retiendrons trois idées principales qui peuvent et doivent guider notre réflexion et notre action.
1. Soljenitsyne aurait voulu un procès du communisme et un processus de décommunisation de son pays. Il l’avait dit dans son discours d’Harvard. Il pensait aussi que la France devrait de même connaître un processus de dé-révolution et cela il l’avait dit en Vendée, aux Lucs-sur-Boulogne. Des monuments devraient être un jour élevés en France aux héros de la Vendée, avait-il souhaité. Ce processus français de dé-révolution nous apparaît à nous aussi tout à fait nécessaire quelles que soient ses formes. En un sens, il est déjà commencé. La France, en effet, ne renaîtra pas, ne se retrouvera pas, sans une remise en cause de son héritage révolutionnaire.
2. Tout ce que dit Natalia Soljenitsyne sur la crise de l’Occident, sur la montée des colères populaires légitimes, sur la permanence des nations, sur la nécessité d’un monde pluriel et différencié, est essentiel et correspond à la pensée politique qui est la nôtre.
3. Enfin est soulignée ici l’erreur des Occidentaux envers la Russie de Vladimir Poutine. Nous l’avons maintes fois écrit dans ces colonnes et, sans russophilie particulière ni adhésion sans réserve à la politique de Vladimir Poutine, car toute alliance demeure aléatoire, et les intérêts nationaux ne sont pas nécessairement convergents, nous prônons depuis longtemps un rapprochement de la France avec la Russie.
Ces trois aspects nous paraissent les plus importants à retenir de l’entretien qu’on va lire. JSF
La veuve du grand dissident et écrivain russe se penche sur les erreurs commises par l’Occident vis-à-vis de la Russie et sur la crise morale qui traverse le monde occidental.
Présidente du Fonds Soljenitsyne et éditrice des œuvres en 30 volumes de son mari, la veuve du grand dissident et écrivain russe, nous confie ses souvenirs de 1989 et les réflexions que lui inspire le trentième anniversaire de l’événement. Elle se souvient de «sa grande joie» mais aussi du peu d’empressement de Gorbatchev à voir revenir Soljenitsyne en Russie. Elle évoque les erreurs commises par les «capitaines de la “perestroïka”» qui menèrent des réformes «de court terme» et précipitèrent l’éclatement du pays sans comprendre l’importance de mener un processus de décommunisation des esprits. Jugeant totalement naïfs et erronés les espoirs de démocratisation généralisée nourris en 1989, elle se penche sur les erreurs commises par l’Occident vis-à-vis de la Russie et sur la crise morale qui traverse le monde occidental. Appelant à prendre au sérieux les ressorts de la révolte de Trump et des «gilets jaunes», la veuve de Soljenitsyne rappelle que son mari n’excluait pas une rechute de «la roue rouge», de l’idéologie extrémiste communiste.
LE FIGARO. – Il y a trente ans, le mur de Berlin tombait, et le communisme s’effondrait en Europe de l’Est. Vous et votre mari Alexandre Soljenitsyne étiez alors dans le Vermont en exil. Quel souvenir avez-vous de ce moment ?
Natalia SOLJENITSYNE. – Ce fut un moment de profonde émotion. Une grande joie que d’assister à la fin de ce régime terrible, qui avait fait des millions de victimes. Nous avions tellement attendu. Je me souviens notamment de la réaction de mon plus jeune fils, Stepan, qui s’est écrié: «On aura vécu jusque-là!» Et j’ai pensé qu’il avait parfaitement résumé le sentiment que nous éprouvions tous. Nous avions vécu dans l’attente de l’effondrement de ce système. C’était extraordinaire d’assister à sa fin.
D’autant plus extraordinaire que toute votre vie avait été tendue vers un seul but: combattre ce système.
Bien sûr ! Le fait que ce moment se soit produit de notre vivant était fantastique. Nous allions enfin pouvoir rentrer ! Depuis l’année 1987, nous étions assis sur nos valises. Nous espérions que l’on nous rende notre citoyenneté d’un jour à l’autre. Mais cela n’arrivait pas et c’était très difficile à vivre ! (…) Nous ne sommes finalement rentrés qu’en 1994. Dès 1987, nous avions espéré un retour, mais pendant la période la plus décisive, le pouvoir n’y était pas disposé.
Pourquoi ce peu d’empressement ? Gorbatchev avait-il peur que Soljenitsyne joue un rôle politique ?
Selon toute probabilité, c’était en effet une crainte chez Gorbatchev, c’est en tout cas ce qu’en dit son conseiller le plus proche Vadim Medvedev. Dans ses Mémoires, il raconte que malgré les voix qui appelaient à laisser revenir Soljenitsyne, Gorbatchev était contre, car il avait peur que Soljenitsyne ne prenne la tête de l’opposition. (…)
Nombre d’observateurs ont estimé qu’il aurait fallu une forme de procès du communisme pour empêcher une rechute. Qu’en pensait Alexandre Issaïevitch ?
Il estimait qu’il aurait fallu au minimum une discussion très large sur le sujet, mais personne n’a permis cette discussion! En Russie, il n’y a pas eu de décommunisation. Cela a été une énorme erreur des capitaines de la « perestroïka ». (…)
L’absence de procès explique-t-elle que la Russie revienne aujourd’hui aux méthodes répressives du passé?
On n’aurait jamais dû permettre l’effondrement social et économique. Il aurait fallu préserver certains leviers de pouvoir et progressivement, faire bouger le pays, comme l’a fait la Chine. (…). Mais la « glasnost » sans « perestroïka » (reconstruction, NDLR) a mené à l’effondrement total. Un effondrement économique et social qui a tellement appauvri les masses populaires qu’elles en ont conclu que c’était la démocratie qui avait mené au marasme. Malheureusement, le mot démocratie est devenu une injure… Alexandre Soljenitsyne avait écrit à ce sujet et suggéré des pistes sur les sujets fondamentaux, l’organisation des provinces, la propriété de la terre, et surtout la question nationale. Il appelait à un processus de séparation réfléchi et progressif car il savait qu’il s’agirait d’un fractionnement de l’économie nationale extrêmement douloureux. Il comprenait que la fin de l’URSS était inévitable, mais il savait aussi qu’il fallait se préparer très minutieusement, ce qui ne fut absolument pas le cas. De ce point de vue dans une large mesure, le communisme a écrasé la Russie, comme il l’avait redouté. Il aurait fallu réfléchir à la manière de préserver les relations commerciales entre les Républiques. Nous avons aussi laissé au-delà de nos frontières 25 millions de Russes, dans les Républiques devenues indépendantes, et nulle part, même dans les pays Baltes clairement démocratiques, ces populations n’ont vu leurs droits complètement assurés. Alexandre Soljenitsyne estimait que la séparation des peuples slaves serait une tragédie, et c’est exactement ce qui s’est passé avec l’Ukraine. (…)
En Occident, une discussion se déploie sur la signification de 1989 et les espoirs déçus de la victoire de la démocratie. Certains affirment même que la répression de la place Tiananmen a peut-être été un événement plus important que la chute du Mur !
La chute du mur de Berlin a été un événement absolument majeur, c’est une évidence. Il signe l’échec patent d’un système. En revanche, l’idée selon laquelle l’écrasement de la révolte démocratique de la place Tiananmen serait plus important que la chute du Mur me paraît très surprenante. Car je ne vois rien de nouveau dans ce qui s’est passé. La société chinoise a réprimé, mais c’était loin d’être la première fois. Le régime chinois n’avait jamais rien eu de démocratique. En revanche, la question des espoirs déçus est valide. Les pays qui nourrissaient des espoirs de démocratisation mondiale, notamment en Occident, commettaient une erreur profonde. Leurs espérances exprimaient une connaissance très superficielle de l’Histoire, une non prise en compte des réalités culturelles et historiques. Penser que la démocratie est appelée à remplacer partout le totalitarisme ou des régimes répressifs est par définition incorrect.
Soljenitsyne avait averti contre cette erreur dans son discours d’Harvard, quand il avait développé l’idée qu’il existe des cultures différentes, et que toutes ne mènent pas à la démocratie. Il faut au minimum donner à chaque peuple la possibilité de tracer sa route vers la démocratie, afin que les institutions démocratiques s’y développent de manière organique. Elles ne peuvent être décrétées. Regardez les différences entre les pays Baltes, où la démocratie s’est installée aisément et l’Ukraine, qui reste une foire d’empoigne, avec une corruption plus grande qu’en Russie! Je le répète. Il était stupide de penser que la démocratie s’enracinerait rapidement partout.
En 1989, Vladimir Poutine est dans le camp des perdants. Mais trente ans plus tard, il a tout le pouvoir et le FSB y joue un grand rôle. Comment Soljenitsyne aurait-il vécu ce résultat ?
Je ne peux mettre des mots dans la bouche de mon mari, mais je dirais pour ma part, que Poutine est avant tout un pragmatique. Il a grandi dans un monde dans lequel très peu de gens croyaient encore à l’idéologie. Il prend ses décisions en fonction des limites imposées et des circonstances. Il a d’indéniables capacités politiques. S’il était parvenu à s’entendre avec l’Ouest, il ne fait aucun doute qu’il aurait considéré cette relation comme primordiale. Mais cela ne s’est pas produit. Qui en est responsable ? Je suis personnellement persuadée que l’Occident porte une vraie part de responsabilité et a fait beaucoup d’erreurs. Si les Occidentaux menaient une ouverture, Poutine saisirait cette chance.
Votre analyse n’est-elle pas une manière de dédouaner la Russie alors qu’elle choisit la suppression des libertés et une approche agressive vis-à-vis de son voisinage ?
C’est vrai que la Russie choisit l’agressivité, mais celle-ci est surtout rhétorique, C’est toujours le cas quand elle se sent accusée d’une manière qu’elle juge injuste.
Face à une Russie agressive et à d’autres régimes autoritaires, l’Occident, qui est en crise profonde, cherche la bonne réponse. Soljenitsyne n’avait-il pas prédit cette crise quand il critiquait les travers du libéralisme occidental ?
Quand on parle de crise occidentale, il faut distinguer. Soljenitsyne ne serait pas étonné de la réapparition de la question de l’identité nationale, que nombre de pays mettent en avant comme contre-feu à la globalisation. Il était persuadé que la nation resterait essentielle. (…)
L’autre aspect de la crise actuelle, c’est la croissance des inégalités, dont il appelait à s’occuper sérieusement. Mais si les inégalités suscitent en Grèce une montée d’un nationalisme de repli, ce que représentent Trump et les « gilets jaune s» est beaucoup plus la manifestation de la crise de l’élitisme que celle du libéralisme. Pour moi, il ne s’agit pas de tendance autoritariste, mais plutôt pour une partie du peuple, de défendre leurs droits démocratiques contre le diktat d’une élite qui impose ses vues sans concertation. Les résultats de la révolte sont, je vous l’accorde, assez pathétiques, mais Trump, les « gilets jaunes » ou le Brexit, participent d’une mobilisation démocratique.
Le danger est que l’Occident ne prenne pas en compte ces défis et se laisse déborder par une nouvelle variante de l’idéologie radicale communiste. Celle-ci n’est plus au pouvoir en Russie, mais on sent monter des variantes. Soljenitsyne estimait que si la grande leçon du XXe siècle concernant le communisme ne parvenait à servir de vaccin, la roue sanglante de cette idéologie pourrait rouler à nouveau. Cela fait onze ans déjà qu’il est parti, et on voit effectivement un nouvel assaut de variantes de cette idéologie extrémiste communiste se dessiner en Occident. Soljenitsyne craignait que sans l’aide des valeurs chrétiennes, l’Occident ne se retrouve démuni face à un tel assaut. Il voyait deux dangers moraux pour l’Occident. Celui d’un individualisme sans autolimitation, et celui d’exigences matérialistes toujours plus exorbitantes.
Vous dites que l’Occident a une responsabilité dans la dégradation de ses relations avec la Russie. Mais l’Occident n’a-t-il pas la responsabilité de rester un compas pour les valeurs de liberté ? Depuis que les archives ont été ouvertes, nous savons que la pression de l’Occident a été décisive pour protéger votre mari.
Le problème c’est que l’Occident n’est plus le compas qu’il était jadis. (…). ■
Excellente analyse de la situation : l’actuelle comme celle qui a prévalu à la chute du système soviétique. L’Occident a voulu imposer à la Russie des réformes trop rapides et trop brutales (j’y étais et j’ai vu) qui ont conduit le peuple russe à la misère, alors qu’il aurait fallu ménager des transitions. On ne peut pas passer du jour au lendemain d’un système à un autre radicalement différent sans créer beaucoup de dégâts et susciter beaucoup de déceptions et d’amertume. Seuls, les roublards cyniques et arrivistes ont su tirer leur épingle du jeu. En même temps, sous le gouvernement Eltsine, les gouverneurs des oblasts les plus importants cherchaient à s’octroyer une quasi autonomie, d’où la réaction de Poutine pour resserrer les boulons quand il est arrivé au pouvoir. Et la grande faute de l’Occident a été de refuser la main tendue par Gorbatchev qui a été floué et mis en porte-à-faux, ainsi que plus tard par Poutine qui, lui, en a tiré les conséquences en pragmatique qu’il est. On lui reproche une agressivité, mais la multiplication des bases de l’OTAN autour de la Russie au plus près de ses frontières, ça peut s’appeler comment, vu du côté russe?