PAR MATHIEU BOCK-CÔTÉ.
Cette chronique est parue dans Le Figaro papier du 22.11. Nous sommes, nous aussi, pour la diversité du monde. En tout cas nous en constatons la prégnance malgré l’universalisme proclamé – et les efforts politiques subséquents – de la postmodernité. Nous sommes de l’avis de George Steiner qui, dans un lointain débat sur un plateau de télévision, avait affirmé que les tentatives de standardisation du monde se faisaient toujours par le bas. Ou finissaient par échouer comme Rome ou la République chrétienne médiévale. Mathieu Bock-Côté va jusqu’à dénier à la démocratie sa supposée vocation universelle. On lira attentivement ses réflexions sur ce sujet. En conclusion, il invite la civilisation européenne à « rompre avec le rêve d’un monde unifié dans une communauté politique mondialisée » rêve qui n’est rien d’autre qu’ « un fantasme progressiste paralysant et désincarné. » On ne saurait mieux dire. JSF
« La diversité du monde, qu’il s’agisse de celle des civilisations, des religions ou des nations, implique la diversité des régimes. »
Emmanuel Macron, en disant récemment de l’Otan qu’elle était en situation de mort cérébrale, a réactivé une question vieille de trente ans : à quoi sert une alliance militaire dans un monde où l’ennemi qui justifiait son existence a disparu ? La question de sa reconversion s’est posée dès la chute de l’URSS. L’heure était à la démocratie planétaire. On rêvait d’un nouvel ordre mondial dont l’Otan serait désormais le bras armé, surtout quand viendrait le temps d’intervenir de manière punitive dans les pays où les droits de l’homme seraient bafoués. Ce rêve est aujourd’hui fané.
Au-delà de la seule question de l’Otan, le commentaire d’Emmanuel Macron nous permet surtout de revenir sur cette histoire. Peut-on encore rêver d’un système international où l’Occident, à la manière d’un empire civilisateur, remodèlerait le monde à son image, fier d’incarner l’avant-garde de l’humanité en marche ? C’est toute une manière de voir l’ordre international qui est frappée de caducité, même si l’Europe, hantée par un fantasme posthistorique, persiste à vouloir s’abolir dans une forme d’universalisme humanitaire rachitique.
Le globalisme démocratique post-guerre froide imaginait un monde où les peuples se transformeraient en populations interchangeables. C’est la diversité humaine profonde qu’on avait cru pouvoir congédier, comme si elle représentait la préhistoire d’une humanité enfin disposée à se réconcilier. Le temps serait venu d’une humanité homogène, où le droit et le marché éroderaient les frontières jusqu’à les faire disparaître un jour, car telle serait la marche de l’histoire. Il y avait évidemment des régions du monde retardataires qu’il faudrait forcer à rejoindre le monde civilisé. Pierre Hassner a parlé de wilsonisme botté.
L’intervention américaine en Irak en 2003 demeure de ce point de vue exemplaire. L’Amérique néoconservatrice entendait instrumentaliser les événements du 11 Septembre pour appliquer la théorie des dominos démocratiques dans un coin de la planète où il n’est pourtant pas recommandé de jouer à l’apprenti sorcier. George W. Bush et ses conseillers étaient convaincus d’une chose : il suffisait de renverser le dictateur, d’abattre le régime et d’implanter une Constitution exemplaire pour que l’Irak se métamorphose rapidement en modèle démocratique appelé à transformer la dynamique politique du Moyen-Orient.
Partout dans le monde, les hommes désireraient la même chose de la même manière. Il suffirait de pratiquer une entreprise de réingénierie institutionnelle audacieuse pour conduire à grande vitesse un peuple vers l’émancipation. La démocratie occidentale serait universellement valable. Il s’agirait d’un modèle s’implantant s’il le faut par le haut, et par une intervention militaire, si nécessaire. Cette manifestation d’hubris propre au néoconservatisme américain du début des années 2000 a poussé jusqu’au dévoiement criminel ce qu’il faudrait bien encore appeler l’impérialisme américain.
Mais surtout, on retrouvait ici une naïveté typiquement américaine, consistant à réduire les cultures à des folklores jetables en négligeant leur ancrage politique, leur dimension archaïque au sens strict et les tensions fondamentales entre différents groupes cohabitant sans le désirer au sein d’un même État et trouvant dans la démocratie un moyen non pas d’apaiser leur affrontement, mais de le radicaliser. L’intervention en Libye en 2011, sorte de guerre franco-britannique « à l’américaine », reposait sur la même erreur d’appréciation. L’étape qui suit le renversement d’une dictature n’est pas nécessairement la démocratie : cela peut être l’anarchie ou la guerre civile interethnique.
Diversité profonde
L’humanité n’a pas partout le même visage, et s’il existe une telle chose qu’une aspiration universelle à la liberté, chaque culture la traduit à sa manière. De la montée en puissance de la Chine à celle de l’Inde, en passant par le retour de la Russie et la renaissance de la question nationale en Europe centrale, il faut convenir que l’humanité renoue avec sa diversité profonde. Même l’Amérique et l’Europe occidentale semblent renoncer à l’idéal d’une communauté atlantique. Les mouvements migratoires rappellent aussi que l’hétérogénéisation accélérée et forcée d’un continent n’a rien d’une richesse.
La diversité du monde, qu’il s’agisse de celle des civilisations, des religions ou des nations, implique la diversité des régimes. Chaque peuple, à la lumière de son histoire, élabore les institutions qui correspondent à son caractère, à sa géographie, à ses intérêts. Le rêve d’un monde unifié dans une communauté politique mondialisée est un fantasme progressiste paralysant et désincarné. C’est avec lui que la civilisation européenne doit rompre pour renouer avec une politique de puissance. ■
Sur ce sujet, nous conseillons vivement de lire l’entretien donné au Figaro magazine par l’universitaire israélo-américain Yoram Hazony. Son ample réflexion historico-politique est tout à fait remarquable. Nous avons publié cet entretien le 2 octobre. Lien : Yoram Hazony : « Les nouveaux universalistes vouent aux gémonies l’indépendance nationale »
Mathieu Bock-Côté est docteur en sociologie, chargé de cours aux HEC à Montréal et chroniqueur au Journal de Montréal et à Radio-Canada. Ses travaux portent principalement sur le multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question nationale québécoise. Il est l’auteur d’Exercices politiques (éd. VLB, 2013), de Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois (éd. Boréal, 2012) et de La dénationalisation tranquille (éd. Boréal, 2007). Ses derniers livres : Le multiculturalisme comme religion politique, aux éditions du Cerf [2016] et le Le Nouveau Régime (Boréal, 2017).