PAR MATHIEU BOCK-CÔTÉ.
Cette chronique est parue dans Le Figaro papier du 13.12. Remarquablement pensée, comme toujours, et écrite en termes toujours percutants, elle ne nous trouve en désaccord que sur un seul point, et c’est la question des nationalités. Mathieu Bock-Côté est un nationaliste québécois et nous comprenons bien ses sympathies écossaises et catalanes. En un sens, nous les partageons et, vu de France, l’émergence d’un Québec indépendant face à la toute-puissance anglo-saxonne en Amérique du Nord, nous paraîtrait utile, légitime, recréant avec la France des liens historiques et naturels malheureusement interrompus. A l’inverse, en Europe, menacée elle aussi par la domination américaine et par le mauvais projet européiste, le maintien de l’intégrité d’États aussi anciens que la Grande-Bretagne et l’Espagne nous paraît devoir s’imposer. Leur dislocation se ferait au contraire de facto au profit des mondialistes, européistes et toute l’engeance hostile aux nations. Sur tout le reste, parfait accord ! JSF
« La volonté des peuples peut resurgir dans l’histoire pour infléchir leur destin »
La victoire de Boris Johnson lors des élections législatives de jeudi, au Royaume-Uni, a pris les allures d’un triomphe. Le chef du Parti conservateur avait misé gros: il jouait non seulement son avenir politique, mais celui du Brexit. Depuis le référendum de 2016, les commentateurs aimaient répéter que les Britanniques avaient été trompés.
S’ils avaient voté pour le Leave, c’est qu’on les avait manipulés médiatiquement à coup de « fake news ». Le souverainisme britannique se serait déshonoré avec la pire des propagandes. Il aurait suffi de bien informer les électeurs pour qu’ils puissent voter adéquatement, en permettant au sens de l’histoire de suivre son cours.
La sociologie électorale confirmait apparemment ce jugement: les électeurs favorables au maintien dans l’Union européenne étaient jugés plus évolués que leurs adversaires. D’un côté, on trouvait une jeunesse urbaine, civilisée, mondialisée, diversitaire, belle et désirable, se projetant dans le monde et n’ayant pas peur de l’étranger. De l’autre se trouvaient les ploucs, les paumés, les bouseux, les lépreux, les retardataires de l’histoire, les édentés malodorants, les plébéiens haineux, les vieux restes du monde d’hier. Lorsqu’il vote selon les consignes qu’on lui donne, le peuple est démocrate. Lorsqu’il s’entête à faire le contraire, il est populiste.
Et les commentateurs le répétaient d’ailleurs inlassablement: au fond d’eux-mêmes les Britanniques regrettaient leur vote. Mille sondages ont cherché à les convaincre que leur volonté souverainiste s’amollissait. N’y a-t-il pas plus grande incivilité, aujourd’hui, que de mal voter ? Il suffirait qu’on leur donne l’occasion de voter à nouveau pourqu’ils puissent se repentir. Un deuxième référendum permettrait d’annuler les résultats du premier, de corriger une faute morale, de renouer avec l’avenir.
Manifestement, les choses étaient un peu plus compliquées et les Britanniques, loin de regretter leur vote de 2016, reprochaient à leurs élites d’avoir tout fait pour entraver sa concrétisation. Les élections de jeudi, de ce point de vue, se sont présentées tout à la fois comme l’expression d’une révolte populaire et un rappel à l’ordre démocratique. Il y a des limites à ne pas respecter la volonté du peuple. À tout le moins, il devrait y en avoir. On devine que le commentariat cherchera encore, néanmoins, à relativiser la victoire pourtant incontestable des conservateurs de Boris Johnson. À moins qu’il n’en vienne à maudire la démocratie.
Pour les thuriféraires de l’idéologie dominante, qui conjugue globalisme et multiculturalisme, le désaccord politique est un scandale moral. Le désir de restaurer l’indépendance nationale n’aurait aucune légitimité. Il relèverait d’un repli sur soi frileux, gênant, honteux, gâteux. Le souverainisme britannique ne serait rien d’autre qu’une manifestation d’irrationalité collective, au mieux, et de haine, au pire. La dissolution progressive des frontières et la construction d’une gouvernance globale seraient le seul avenir possible pour l’humanité.
Les élections de jeudi posaient aussi la question de l’identité. Les Britanniques, sont confrontés à la question de l’immigration massive, et plus particulièrement, de l’islam radical. Boris Johnson s’était d’ailleurs montré critique et moqueur du voile intégral islamique. Cela n’avait vraiment scandalisé que la gauche pudibonde, qui fait du multiculturalisme l’horizon indépassable de notre temps. Inversement, le Parti travailliste de Jeremy Corbyn avait fait le choix de se transformer en caricature idéologique, en conjuguant la complaisance envers l’islamisme et une tolérance stupéfiante devant l’antisémitisme émanant de ses propres rangs.
Ces élections ont aussi permis la poussée du Scottish National Party, le parti indépendantiste écossais. On le sait, les Écossais sont hostiles au Brexit. Leur ambition nationale les pousse plutôt à souhaiter leur reconnaissance comme État souverain à l’intérieur de l’Union européenne, un peu à la manière des Catalans qui ont la même aspiration. On ne tournera pas la chose en ridicule, les petites nations aspirant à l’indépendance ayant souvent le souci de voir leur existence politique reconnue par les instances internationales autorisées. La question nationale, dans ses nombreux visages, travaille notre temps.
Quoi qu’il en soit, la Grande-Bretagne semble désormais engagée dans la dernière ligne droite conduisant à la réalisation du Brexit. Nous n’en sous-estimerons pas la portée, au-delà de ses seules frontières. Le Brexit vient désavouer fondamentalement la thèse selon laquelle le sens de l’histoire serait pour de bon déterminé et qu’il ne serait pas possible d’en dévier, à moins de faire régresser consciemment l’humanité. Il rappelle que la volonté des peuples peut resurgir dans l’histoire pour infléchir leur destin, pour peu que des hommes et des femmes de bonne volonté rendent possible son expression. ■
Mathieu Bock-Côté est docteur en sociologie, chargé de cours aux HEC à Montréal et chroniqueur au Journal de Montréal et à Radio-Canada. Ses travaux portent principalement sur le multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question nationale québécoise. Il est l’auteur d’Exercices politiques (éd. VLB, 2013), de Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois (éd. Boréal, 2012) et de La dénationalisation tranquille (éd. Boréal, 2007). Ses derniers livres : Le multiculturalisme comme religion politique, aux éditions du Cerf [2016] et le Le Nouveau Régime (Boréal, 2017).