Par Rémi Soulié.
Certains considèrent que la philosophie consiste à élaborer un système théorique d’explication du monde, d’autres, qu’elle tend au contraire à pulvériser tout esprit systématique pour nous ramener, après le détour de l’intellect, à la vie profuse et irrationnelle qui toujours échappe aux naïves tentatives de la circonscrire, d’autres encore, au-delà de la philosophie et de sa réduction occidentale à l’ontologie, se consacrent à la découverte marmoréenne des principes immuables de la métaphysique pérenne, bien loin de l’Être et des déterminations qui le bornent.
Pierre Hadot (19222-010), quant à lui, a renoué avec une acception antique de cette discipline en la comprenant comme un « exercice spirituel », dont la raison d’être n’est rien moins que la modification de notre regard sur le monde afin de changer de vie, autrement dit, de se convertir et de nous engager sur le long chemin qui mène à la sagesse : « J’entendais par « exercice spirituel » une pratique susceptible de provoquer une transformation d’ordre existentiel et moral dans le sujet qui la pratique. » Le philosophe se fait ainsi, selon la formule du néoplatonicien Simplicius, un « sculpteur d’hommes ».
Parmi les beaux livres que ce grand connaisseur des stoïciens, des épicuriens, des néoplatoniciens, donc, mais aussi de saint Augustin et de Wittgenstein a écrits : Plotin ou la simplicité du regard, Le Voile d’Isis, La Citadelle intérieure. Au printemps dernier, les Éditions Vrin ont publié un recueil d’articles et d’entretiens, La Philosophie comme éducation des adultes, qui constitue une excellente introduction à sa pensée pour qui voudrait franchir tout autant les portes de corne et d’ivoire du rêve que la porte étroite qui mène au Royaume.
On y trouvera notamment des études sur la philosophie hellénistique, Marc Aurèle, Plotin, Dôgen, la méditation, la peinture, un bel hommage au R.P. AndréJean Festugière ou, encore, une superbe lecture du chef-d’oeuvre d’Edgar Wind, Mystères païens de la Renaissance, mais on y découvrira surtout un homme merveilleux parce qu’émerveillé par la beauté du monde et la bonté de ceux qui l’ont chanté – ainsi, par exemple, d’Homère, de Goethe ou de Rilke. Hadot pratique « le regard d’en haut », le regard cosmique ; il cultive « la perspective de la nature universelle », depuis laquelle les agitations humaines, nombreuses et variées, autour de ce qui ne dépend pas de nous – pour reprendre la formule d’Épictète – apparaissent dans toute leur vanité et, parfois, leur folie. Adolescent, la lecture de Pascal l’avait plongé à la fois dans une inquiétude et une extase sans doute à l’origine de sa vocation philosophique, avant que celle de Montaigne – singulièrement, dans les Essais, « Que philosopher, c’est apprendre à mourir » et à vivre – ne la confirme en le rassérénant.
À l’instar de son maître et des abeilles, Pierre Hadot fera donc son miel de la plupart des traditions de pensée, en dehors de tout dogmatisme, sans haine,
et avec le souci (notion sur laquelle il a beaucoup réfléchi) d’y chercher tout ce qui permet aux hommes de vivre la « vie heureuse », dans un double mouvement vers l’intériorité – soi – et l’extériorité – le monde, d’où le caractère central des Pensées de Marc Aurèle dans sa réflexion et son existence. D’où, également, l’étonnement profond, la stupéfaction même, qu’en éternel enfant il ne cessa d’éprouver face au monde. Jeune homme, sous le ciel étoilé puis face aux Alpes, en bordure du Lac Léman et du lac Majeur, à Ascona, il avait connu ce « sentiment océanique » cher à Romain Rolland par quoi l’immersion dans le monde devient totale, depuis le plus petit brin d’herbe jusqu’aux astres les plus lointains. Le Second Faust de Goethe, qu’il aimait tant, ne dit-il pas : « L’effroi sacré, voilà la meilleure part de l’homme.
Si cher que le monde lui fasse payer ce qu’il éprouve, c’est rempli d’un profond saisissement qu’il ressent la réalité prodigieuse » ?
Peu importe, au fond, le vocabulaire employé : indicible, énigme, mystère… Face à ce qui excède la raison, angoisse et sérénité coexistent, en vertu de l’éternelle coïncidentia oppositorum.
Pierre Hadot, qui avait été prêtre – par soumission à une mère abusive, expliqua-t-il – se définissait comme un « mystique agnostique ». Quoi qu’il en soit des « reins et des coeurs », il eut le sens et, surtout, il fit l’expérience du sacré et du divin. Ce recueil se termine par une étude d’Ilsetraut Hadot, son épouse, sur la figure du guide spirituel dans l’antiquité. Ce n’est pas un hasard. ■
Rémi Soulié, écrivain, essayiste, critique littéraire, collaborateur du Figaro Magazine, est, entre autres, l’auteur de Nietzsche ou la sagesse dionysiaque, Pour saluer Pierre Boutang, De la promenade : traité, Le Vieux Rouergue. Et Racination, Paris, Pierre-Guillaume de Roux, 2018.
À lire …
Pour saluer Pierre Boutang, Rémi Soulié, éd. Pierre-Guillaume de Roux, 140 pages, 21€
N°13 décembre 2019