Les Lundis.
Par Louis-Joseph Delanglade*.
« Après 473 ans, Barberousse fait son retour en Méditerranée ! », tel est le titre triomphaliste et provocateur de l’éditorial du quotidien conservateur turc Yeni Safak, à l’annonce de « la mise en oeuvre » du volet militaire de l’accord récemment conclu le 27 novembre entre la Turquie et le gouvernement de Tripoli (G.N.A.), à savoir l’envoi de troupes pour soutenir M. Sarraj si ce dernier le demande.
Il faut dire que l’accord permet aussi à Ankara de faire valoir des droits sur les zones de Méditerranée orientale où, comme par hasard, les réserves de gaz et de pétrole récemment découvertes au large de Chypre suscitent toutes les convoitises.
On sait que l’Empire Ottoman à son apogée (XVIe siècle, Soliman le Magnifique) contrôlait la bande côtière méditerranéenne avec son arrière-pays immédiat (et quelques oasis plus au sud) du Caire à Tlemcen, c’est-à-dire de l’Egypte à l’Algérie actuelles incluses. Tout cela s’est effiloché avec le temps et la montée en puissance des grands pays européens (de la bataille de Lépante en1571 au débarquement de Sidi-Ferruch en 1830). Cependant, les possessions de Tripolitaine et de Cyrénaïque, contrairement aux autres, sont demeurées provinces ottomanes jusqu’à l’intervention italienne de 1911. Cela explique sans doute la poussée de fièvre islamo-nationaliste de la Turquie : « C’est un changement de cap pour la géopolitique de la Méditerranée, désormais il faudra compter avec la Turquie contre ceux qui veulent dépecer la Libye, cette région nous appartient […] » Voilà qui a le mérite d’être clair.
Ce n’est pas vraiment le cas d’une position française plutôt alambiquée. En Libye, derrière le maréchal Haftar et le Premier ministre M. Sarraj, deux camps s’affrontent militairement pour le pouvoir. Or, depuis les déclarations de M. Le Drian, le 2 mai dernier, silence radio côté français. M. Le Drian a d’abord réaffirmé quelques idées-forces très générales : « La France est en Libye pour combattre le terrorisme […] assurer la sécurité des pays voisins […] lutter contre le trafic des êtres humains ». Puis montré une étonnante incapacité à choisir entre MM. Haftar et Sarraj. Haftar ? « [Il] a lutté contre le terrorisme à Benghazi et dans le sud de la Libye, et cela était dans notre intérêt, celui des pays du Sahel, celui des voisins de la Libye. Je soutiens tout ce qui sert la sécurité des Français et des pays amis de la France. » Sarraj ? « La France a continûment soutenu le gouvernement de Sarraj. Nous l’avons beaucoup soutenu aux Nations unies et sur le plan de la sécurité. »
Certes, à la décharge de M. Le Drian et de la diplomatie française, on pourrait faire valoir l’imbroglio libyen : à la Turquie, notre partenaire de l’Otan, s’oppose fermement l’Egypte, pays ami et client (« Nous n’autoriserons personne à contrôler la Libye […] c’est une question qui relève de la sécurité nationale de l’Egypte », déclare le maréchal Sissi) ; si le maréchal Haftar bénéfice du soutien politique, militaire et financier des Émirats arabes unis, de l’Égypte, de l’Arabie saoudite (et, paraît-il mais en sous-main, de la France et de la Russie), le gouvernement de Tripoli reçoit une aide de la Turquie, du Qatar mais aussi de l’Italie ; chacun prétend être le meilleur allié pour les occidentaux, c’est-à-dire le rempart le plus efficace contre migrants et terroristes, mais que le maréchal Haftar ait été surnommé, dès 1990, « l’homme des Américains » n’a rien de vraiment rassurant , tandis que les accointances islamiques avérées du personnel gouvernemental de Tripoli avec les Frères musulmans sont carrément inquiétantes.
La France s’est ralliée à l’idée d’une conférence internationale, prévue début 2020 à Berlin, pour mettre d’accord les cinq pays membres permanents du Conseil de sécurité et les autres puissances impliquées en Libye, et favoriser ainsi la reprise d’un dialogue politique inter-libyen. On y voit à Paris le gage d’une conciliation franco-italienne : c’est bien, mais peu, tellement cela va de soi. De toute façon, il y a fort à parier que, comme d’habitude, ce sera l’échec pour une « communauté internationale » bien incapable de faire respecter actuellement ses propres résolutions, en particulier l’embargo sur les armes. D’ailleurs, M. Le Drian, décidément peu imaginatif, terminait déjà son entretien du 2 mai par l’inévitable pirouette idéologique : la France est favorable à « une solution politique qui permettra la formation d’un gouvernement issu des urnes. » Après une décennie de « printemps arabes » sans suite aucune, c’est faire preuve d’une grande naïveté : espérons que le syndrome de Barberousse nous incitera à plus de réalisme, c’est-à-dire à définir nos intérêts et à agir en conséquence. ■
Nota : Khizir Khayr ad-Dîn, dit « Barberousse », corsaire ottoman sous le règne de Soliman le Magnifique.
* Agrégé de Lettres Modernes.
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© JSF – Peut être repris à condition de citer la source
Comme aux temps des « printemps arabes » la Turquie a voulu exercer une influence sur les nouveaux régimes cela n’a guère eu, de mémoire, un franc succès. Il est probable qu’il en soit de même pour l’actuelle initiative militaro-politico-diplomatique en Libye.
Regard très instructif et clairvoyant sur une réalité complexe et mal connue. Merci !