PAR MATHIEU BOCK-CÔTÉ.
Cette chronique est parue dans Le Figaro du 27.12. Elle est évidemment comme une réplique aux récentes déclarations d’Emmanuel Macron à Abidjan. Les deux hommes – Mathieu Bock-Côté et Emmanuel Macron – sont, après tout, des intellectuels d’à peu de chose près le même âge, en tout cas de même génération. Leur sentiment en face de l’Histoire, de l’héritage, de notre appartenance non-choisie à un peuple, une nation, un État déterminés, diffère essentiellement. Avec ou sans lien profond à leurs racines, leur tradition respectives, c’est probablement ce qui les différencie substantiellement. Et ce qui fait de Macron, cet homme aux semelles de vent, ou pis, cet anywhere qu’il affectionne d’être selon le terminologie et la réalité malheureusement régnantes. JSF
« La décolonisation ne sera parachevée que lorsque la France sera dénationalisée et que les Français deviendront étrangers dans leur propre patrie »
Dans le cadre d’un voyage à Abidjan, Emmanuel Macron a affirmé que le colonialisme avait été une « faute de la République ». Il faisait écho à sa déclaration de 2017, en Algérie, où il avait qualifié le colonialisme de crime contre l’humanité. Qui s’en surprendra ? La repentance s’est imposée, depuis au moins une quinzaine d’années, comme un rituel obligé, auquel doivent apparemment se soumettre les politiques. C’est à cette condition que le dialogue pourrait reprendre entre le Nord et le Sud, entre la France et ses anciennes colonies. Autres temps, autres mœurs: la France croyait sauver le monde en le colonisant, en apportant aux peuples lointains les lumières de l’émancipation, comme elle avait voulu imposer aux peuples européens le génie de la Révolution. Aujourd’hui, elle est condamnée à se soumettre à un processus d’expiation perpétuel. Ce qui se perd, c’est le bon sens. Et l’anachronisme triomphe.
Ce discours exaspère de plus en plus. Avec raison, ils sont nombreux à rappeler que l’histoire de la colonisation ne saurait se confondre, en France, avec une entreprise exterminatrice anticipant les pires heures du XXe siècle. Ils ajoutent que l’histoire humaine est tragique et n’a rien d’un récit angélique, le bien s’y mêle au mal, la noblesse à la bassesse. Cela ne devrait pas nous pousser au relativisme mais à la nuance et à nous tenir éloignés du récit de la grande noirceur. Il y eut de belles pages, et d’autres moins belles, dans l’histoire de la colonisation. Les hommes et les femmes qui s’y engagèrent et qui crurent en leur œuvre n’avaient rien de salauds. Il était normal, et probablement inévitable, qu’au moment de la décolonisation, les peuples en révolte noircissent à outrance l’histoire de la présence européenne dans leur pays. Il est plus étrange que les pays européens se soient approprié eux-mêmes cette vision des choses, comme s’ils devaient se regarder avec les yeux de ceux qui les maudissent.
À travers cela, c’est l’expérience du passé qui est déformée au point de devenir inintelligible. Peut-être n’est-ce pas sans lien avec la connaissance malheureusement caricaturale qu’a la France de son passé colonial, qui d’ailleurs ne commence pas au XIXe siècle. La mémoire nationale, par exemple, n’a pas vraiment retenu l’aventure américaine de la France. À tort. Les meilleurs historiens l’ont démontré, la France, loin d’avilir les peuples amérindiens, fit alliance avec eux, sous le signe d’un humanisme associé depuis le début du XVIIe siècle à la figure de Samuel de Champlain. En Amérique, la France n’eut pas la brutalité de l’Angleterre. Les histoires nationales européennes ne sont pas interchangeables, quoi qu’en pensent les tenants d’un racialisme virant au racisme antiblanc venu des universités américaines. Mais pour le savoir, il faudrait s’intéresser encore un peu aux nations et à leurs spécificités.
L’idéologie pénitentielle s’est normalisée depuis quelques années à travers les catégories de la pensée décoloniale. Elle a pour fonction d’inhiber toute réflexion sérieuse sur la « diversité ». On ne cesse d’expliquer, par exemple, la difficile intégration des populations issues de l’immigration par l’histoire coloniale, sans jamais trop s’attarder sur le fait que la Suède, par exemple, connaît les mêmes problèmes sans jamais avoir cherché à s’imposer en Afrique. Elle frappe même le Nouveau Monde, où la mémoire de Christophe Colomb est diabolisée. Ajoutons que rarement, la critique du colonialisme dénoncera les conquêtes de l’islam depuis ses origines, comme si elles étaient d’une autre nature, fondamentalement bienveillante. De même, on dénonce avec raison la traite négrière transatlantique mais on se montre bien discret sur celle qui avait lieu dans le monde arabe. La seule colonisation qui horripile est celle qui permet de mettre en accusation « l’homme blanc ». Il y aurait une culpabilité ontologique européenne.
Le renversement de la mémoire est indissociable d’une forme d’aveuglement devant le présent. Alors que la France s’excuse encore de la colonisation, il est de plus en plus difficile de nommer une situation historique inédite, associée à l’immigration massive, qui transforme la France dans ses profondeurs. Dans plusieurs « quartiers », on présente la France et ses représentants comme illégitimes. Les territoires perdus du peuple français se multiplient et prennent les traits des territoires conquis de l’islam politique. La partition du territoire est enclenchée. La question identitaire est aujourd’hui première. Au fond de la logique décoloniale, on trouve cette idée : la décolonisation ne sera parachevée que lorsque la France sera dénationalisée et que les Français deviendront étrangers dans leur propre patrie. Il se pourrait que la complaisance morbide de certaines élites devant ce phénomène soit la véritable « faute de la République ». ■
À rapprocher de notre publication d’hier – à lire absolument – On ne peut pas prendre à la légère ce que Bernard Lugan écrit d’essentiel sur le colonialisme « faute de la République » selon le Chef de l’Eat…
Mathieu Bock-Côté est docteur en sociologie, chargé de cours aux HEC à Montréal et chroniqueur au Journal de Montréal et à Radio-Canada. Ses travaux portent principalement sur le multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question nationale québécoise. Il est l’auteur d’Exercices politiques (éd. VLB, 2013), de Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois (éd. Boréal, 2012) et de La dénationalisation tranquille (éd. Boréal, 2007). Ses derniers livres : Le multiculturalisme comme religion politique, aux éditions du Cerf [2016] et le Le Nouveau Régime (Boréal, 2017).