Par Mathieu Bock-Côté.
Cette tribune de Mathieu Bock-Côté – de celles que nous reprenons souvent pour leur pertinence – est parue dans le Journal de Montréal du 13 décembre. Mathieu Bock-Côté nous fait découvrir un auteur, un livre dont on aimerait bien que la thèse centrale se réalise. Suivre le mouvement des idées est une tâche primordiale pour nous. Qu’on lise ! Tout simplement. JSF
Les peuples veulent persévérer dans leur être et ne tolèrent ni qu’on les domine, ni qu’on les expulse symboliquement de chez eux
On le répète souvent: la France doute d’elle-même. Depuis un bon moment déjà, les ouvrages consacrés au malaise, au malheur ou au déclin français se sont multipliés.
Tous cherchent à comprendre les causes profondes à l’origine d’une conscience crépusculaire. Il suffit d’interroger les Français pour s’en rendre compte: ils sont nombreux à croire leur pays condamné. On ne saurait y voir le signe d’une psychologie décliniste, propre à une nation méditant de manière nostalgique sur sa grandeur passée. Les Français ont de bonnes raisons de s’inquiéter pour l’avenir de la France. On pourrait parler de son modèle politique bloqué et de la capacité qu’ont certains corporatismes de paralyser la vie sociale. Ou encore de sa souveraineté entravée par une construction européenne qui désincarne les peuples. On évoquera aussi, et peut-être surtout, une immigration massive qui ne se présente pas particulièrement sous le signe de la diversité heureuse.
Et pourtant, nul ne devrait désespérer. La France fut de nombreuses fois menacée dans son existence même. Et chaque fois, elle s’est relevée, comme l’explique Christophe Tardieu dans son ouvrage récemment paru aux éditions du Cerf, Quand la France est au pied du mur. Loin de l’histoire à la Patrick Boucheron, qui cherche à défaire le récit national pour mieux dissoudre symboliquement et politiquement le peuple français, Tardieu nous invite à renouer avec son histoire, en refusant d’y voir une matière inerte. Au cœur de la conscience historique, on trouve des mythes riches de sens susceptibles de réanimer l’identité nationale. Tardieu raconte l’histoire de la France à la manière d’une réalité vivante en mettant l’accent sur certains épisodes majeurs où son destin aurait pu basculer. Il recense huit épisodes, de Sainte-Geneviève devant les Huns aux taxis de la Marne, en passant par Charles Martel à Poitiers, Jeanne d’Arc devant les Anglais et bien d’autres. On comprend vite son propos : «confrontée aux plus noirs périls, la nation a toujours su se relever et faire front». Comme si la possibilité du désastre réveillait sa meilleure part.
Chaque moment historique a sa singularité, naturellement, comme le note Tardieu, qui nous les raconte avec un vrai bonheur de plume. Mais on peut néanmoins trouver entre eux des points communs. Par exemple, l’histoire n’est pas un processus impersonnel, et le temps long de l’école des Annales n’efface pas l’action humaine mise en valeur par l’histoire politique, qui porte la possibilité de l’inattendu dans le destin des peuples. Les grands hommes comptent, à la fois en temps réel, et sur le plan symbolique, après coup, puisqu’ils en viennent à symboliser la volonté de la nation. Ils ne sont pas seulement grands pour avoir épousé de grandes querelles, comme le disait de Gaulle, mais aussi pour avoir défié, au moins dans un premier temps, l’opinion générale. Il n’est pas rare que le héros ait d’abord le visage d’un maudit. L’homme, pour faire l’histoire, doit souvent transgresser un ordre vermoulu et certains interdits officiels. Les théories politiques qui veulent dissoudre le rôle des grands hommes et qui veulent neutraliser les passions collectives dans une forme de matérialisme abrutissant nous empêchent de comprendre ce que Tardieu ose aussi appeler l’âme des peuples.
Une chose frappe dans le livre de Tardieu: si, comme il le fait justement remarquer à plus d’une reprise, l’événement historique coïncide rarement de parfaite manière avec le souvenir que nous en avons gardé (par définition, l’histoire est l’objet d’un travail d’interprétation, et d’une époque à l’autre, les événements prennent un nouveau visage), il est faux de dire qu’ils se contredisent radicalement. La mémoire collective n’est pas qu’une fabulation d’historiens jouant de la trompette patriotique, comme se l’imaginent ceux qui confondent esprit critique et nihilisme. Ces grands moments de mobilisation collective ont eu lieu et peuvent encore nous inspirer. Les peuples veulent persévérer dans leur être et ne tolèrent ni qu’on les domine, ni qu’on les expulse symboliquement de chez eux. Les nations s’enracinent dans les couches les plus profondes de l’histoire. Quoi qu’on en pense, les peuples ne sont pas des constructions strictement artificielles, qu’il suffirait de congédier théoriquement pour les faire disparaître politiquement. Au fil des siècles, nous dit Tardieu, la France, a su surmonter certaines contradictions qui auraient pu lui être fatales par de remarquables poussées d’énergie collective.
Pour Tardieu, la France n’est pas qu’une construction de l’esprit, mais une réalité vivante. Il faut lire La France au pied du mur comme un livre d’histoire mais aussi comme un essai politique s’opposant au défaitisme ambiant. Dans ses dernières pages, il le présente d’ailleurs comme un «outil d’optimisme national». En d’autres mots, il est faux de croire que l’histoire ne porte pas d’enseignements et de leçons. On devine que Tardieu n’ignore en rien le caractère dramatique de la présente situation historique, sans quoi il n’aurait pas écrit cet ouvrage. Assurément, les périls de notre temps sont d’une autre nature que ceux d’hier. Mais on est en droit de croire que de mille manières, les Français, encore aujourd’hui, protestent contre la décomposition de leur pays. Certaines sont bien vues, d’autres valent la mauvaise réputation. Elles participent toutes, pourtant à ce désir qu’a la France de demeurer elle-même, et maîtresse de son destin. Il n’est pas interdit de penser qu’on pourrait écrire un semblable ouvrage a propos d’autres pays. Le nôtre, par exemple. ■
Mathieu Bock-Côté est docteur en sociologie, chargé de cours aux HEC à Montréal et chroniqueur au Journal de Montréal et à Radio-Canada. Ses travaux portent principalement sur le multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question nationale québécoise. Il est l’auteur d’Exercices politiques (éd. VLB, 2013), de Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois (éd. Boréal, 2012) et de La dénationalisation tranquille (éd. Boréal, 2007). Ses derniers livres : Le multiculturalisme comme religion politique, aux éditions du Cerf [2016] et le Le Nouveau Régime (Boréal, 2017).