PAR PIERRE BUILLY.
La loi du marché de Stéphane Brizé (2015).
Lourdement, sur les épaules…
Le fils est sacrément handicapé, d’une sorte de sclérose musculaire, mais il est doux, intelligent et il va peut-être bien parvenir à intégrer un IUT de qualité.
La femme subit cette saleté du destin avec vaillance et le couple paraît bien arrimé, bien solide devant cette vacherie qui lui est arrivée, de ce gamin qui ne sera jamais comme les autres. Il y a eu un peu d’aisance dans le ménage, un peu davantage, presque de la prospérité : un appartement et même un mobil-home planté dans un camping maritime. L’ascenseur social a fonctionné. Petite classe moyenne, lower middle class qui s’en sortirait à peu près si…
Si Thierry (Vincent Lindon) n’avait pas été licencié, quinze mois auparavant, de son emploi de technicien sur machines outils. Depuis lors il cherche un emploi, multipliant les formations inutiles et les entretiens d’embauche, poursuivant désespérément ce qu’il ne pourra jamais parvenir à obtenir : un contrat à durée indéterminée dans son domaine de compétence.
Il sent maintenant que son monde s’effrite, qu’il est de plus en plus obligé de creuser dans sa petite épargne pour la vie de tous les jours. Et il va falloir payer pour que le fils puisse continuer ses études. La banque voudrait bien qu’il vende l’appartement, mais ce n’est pas concevable, parce que ça remettrait en cause tout ce que sa femme et lui ont patiemment et avec effort, acquis dans la vie. Alors il y a le mobil-home, où on a passé tant de bons moments, mais on doit bien se résoudre à s’en séparer. Mais Thierry ne le bradera pas, parce qu’il veut conserver sa dignité, qu’il ne fait pas la manche, comme il le dit au couple qui essaye de l’acheter en dessous de sa valeur.
Le film de Stéphane Brizé pose tout de suite avec une certaine force les données du problème : en pré-générique, la rage maîtrisée de Thierry avec un conseiller de Pôle emploi qui lui dit, en gros On n’est pas là pour vous trouver du boulot, mais pour vous faire passer sans qu’il y ait d’éclat, le plus souplement et le plus hypocritement possible, d’une formation de grutier à une formation de cariste, l’une et l’autre, d’ailleurs, totalement dépourvues de débouchés. Puis, donc, le dîner en famille et la découverte de cet adolescent infirme et intelligent, de la complicité des deux époux, de leur tristesse infinie et de leur amour qui résiste. Et la lassitude qui pèse, la conviction que, si justifié qu’a pu être le combat syndical, sauf à remettre en cause son propre équilibre, il faut tourner la page et passer à autre chose.
Autre chose, ça va être ce boulot pesant d’agent de sécurité dans un hypermarché, un boulot que Thierry n’apprécie pas beaucoup, qui l’oblige à surveiller tout et tout le monde, d’opposer au pauvre type qui a piqué deux biftecks comme à la petite racaille qui a volé un chargeur de portable parce qu’il est racketté par une racaille un peu plus puissante, le même discours lisse et inflexible.
Et à jouer le chien de garde de la direction, qui fiche à la porte les caissières qui ont mis de côté des bons de réduction inemployés ou utilisé indûment une carte de fidélité. Il joue le jeu un temps et puis il n’en peut plus, il s’en va.
C’est la dernière image du film. On ne sait pas de quoi il va vivre. Pourtant la fin est une concession à la bien-pensance, puisque de toute façon, il y aura quelqu’un qui le remplacera, parce que, quoi qu’on dise et fasse, nous aurons toujours besoin d’éboueurs, de vidangeurs, de fossoyeurs. La critique de gauche a pour autant méprisé le film, ne lui trouvant pas de fibre révolutionnaire.
La loi du marché est un film d’une certaine sécheresse, volontaire, froide, avec des plans serrés, techniques et documentaires : les nombreux entretiens que Thierry a avec son conseiller Pôle emploi, sa banquière, le proviseur du lycée de son fils. Il n’y a pas de musique, hors les deux séquences où, avec sa femme, il s’exerce à danser, à oublier, à mettre un peu de soleil dans l’eau froide. C’est très répétitif, mais efficace.
Au milieu de comédiens amateurs qui, tous, jouent extrêmement juste, Vincent Lindon est toujours dans le cadre et sa présence continue écrase le film de la même façon que son personnage est écrasé par l’engrenage de sa vie qui se délite. C’est glaciaire.
Et ça ne doit pourtant pas faire oublier que le public du festival de Cannes qui a applaudi debout ce nouveau constat de l’horreur économique est allé, dès le palmarès proclamé, finir les dernières caisses de Dom Pérignon de la décade. ■
DVD autour de 7 €
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