Par Christophe Boutin
Le choix de cette critique des idées s’est imposé de lui-même. Toute la nébuleuse monarchiste en parle ; c’est le concept de bloc contre bloc.
Dans la nouvelle maquette du Royaliste n°1177 c’est Gérard Leclerc qui nous l’a vantée. Le n°14 ( janvier) du Bien Commun nous présente un entretien avec l’auteur du concept. Nous avions le choix et c’est l’article de Christophe Boutin dans le n°187 de Politique Magazine que nous présentons ici. Comment l’Action française pourrait-elle ne pas être sensible à ce retour du clivage pays légal/pays réel sous l’angle électoral ? N’avions nous pas déjà apprécié l’analyse sous l’angle géographique réalisée par Christophe Guilly en 2014 ? ACTION FRANÇAISE
Jérôme Sainte-Marie, Bloc contre bloc. La dynamique du Macronisme, Éditions du Cerf, 2019.
Passionnante étude que celle de Jérôme Sainte-Marie, spécialiste de la carte électorale, axée sur cette question : le bloc politique qu’il baptise « élitaire », actuellement au pouvoir en France, peut-il être renversé au second tour des élections présidentielles de 2022 par un bloc « populiste » ?
Pour y répondre, il n’hésite pas à revenir à la Seconde République et aux jugements de Karl Marx et Alexis de Tocqueville – non qu’il confonde Louis-Napoléon Bonaparte et Emmanuel Macron, mais parce qu’il considère que leurs prises de pouvoir respectives sont des moments de vérité. Apparaîtrait en effet la notion de classe politique, sujet devenu tabou selon lui après l’effondrement du bloc communiste et le discrédit consécutif frappant la pensée marxiste, mais qui lui semble à nouveau un concept opératif, la société liquide et individualiste que l’on nous promettait renouant en fait avec les clivages sociaux.
On assisterait donc aujourd’hui selon Sainte-Marie à un réalignement politique, « entre les catégories populaires, désormais solidement orientées vers le Rassemblement national, et les élites sociales, soudées autour de La République En Marche », les classes moyennes dispersant leur vote. Pour en arriver là, il aura fallu la dislocation du système politique français, tué par ce que Jean-Claude Michéa appelait « l’alternance unique », cette succession au pouvoir d’une droite et d’une gauche qui faisaient en fait la même politique. Devant la crise qui en résulte, avec discrédit de la caste politique et défiance des électeurs, l’oligarchie aurait choisi en 2017 de prendre directement le pouvoir sans se déguiser derrière des catégories périmées – Emmanuel Macron envisageant, « avant même d’avoir formalisé sa candidature, un changement de régime ».
Se constitue alors derrière lui un « bloc élitaire » que Sainte-Marie définit autour de trois cercles concentriques. Au centre d’abord, « l’élite réelle », « financière, patrimoniale et statutaire », le fameux 1 %. Autour ensuite, ce qu’il appelle « l’élite opérationnelle », cadres de la « start-up nation », une catégorie hétérogène mais qui partage le culte du diplôme, un revenu supérieur à la moyenne et le besoin de se différencier des défavorisés. Des serviteurs zélés d’une élite dont ils croient partager les idéaux, mais à laquelle très peu d’entre eux parviendront à s’agréger. À la périphérie enfin, « l’élite par procuration », qui sait, elle, qu’elle ne fera pas partie des « premiers de cordée », mais espère que le nouveau pouvoir défendra sa situation. Les retraités, qui pèsent d’un poids électoral important et qui, soucieux de voir préserver leurs acquis, sont prêts à approuver, sous prétexte d’économies, le démantèlement du secteur public, et qui sont aussi pro-Union européenne et attachés au maintien de l’ordre sans en déceler la caricature, en représenteraient une bonne part.
La composition électorale de ce bloc a pu varier. Sainte-Marie étudie ainsi de manière fort juste la séduction initiale en 2017 de ceux que l’on appelle les « sociaux libéraux », parfois caricaturés en « gauche caviar », lecteurs des notes de Terra Nova déçus de voir Benoît Hamon préféré à Manuel Valls, puis l’agrégation, en 2019, d’une bourgeoisie de droite foncièrement libérale – orléaniste aurait dit René Rémond –, qui votera pour la liste de Nathalie Loiseau, convaincue autant par les choix économiques des premières années du quinquennat que par la répression sans failles de la révolte des Gilets jaunes.
Mais cette variation n’infirmerait pas l’analyse de la création d’un bloc bourgeois : « La cohérence entre le vote aux élections et les conditions sociales des électeurs aura rarement été aussi évidente qu’aujourd’hui », écrit Sainte-Marie. On suivra ici sa très intéressante analyse de la notion de catégorie socio-professionnelle (CSP) définie par l’INSEE, ou celle des appartenances sociales auxquelles s’identifient les sondés. L’appui qu’elles apportent aux analyses des comportements politiques prouve que la détermination sociale de ces derniers est plus importante que celle d’autres déterminants (sexe ou géographie). Le programme du macronisme n’est d’ailleurs que peu impacté par ces changements : si cet électorat est devenu encore plus libéral économiquement qu’il ne l’était, ou plus ouvertement, il continue d’être libertaire, ce qui permet de réunir deux aspects du libéralisme autrefois séparés entre droite et gauche.
« Le bloc élitaire contrôle l’État bien au-delà de l’autorité normalement dévolue par le suffrage » J. Sainte-Marie
Réalisant donc « la convergence entre le libéralisme culturel et le libéralisme économique », ce bloc élitaire, quand bien même serait-il minoritaire, a vocation à être hégémonique, et Sainte-Marie reprend ici la théorie gramscienne des intellectuels organiques. « Le bloc élitaire – écrit Sainte-Marie – exerce en fait l’essentiel de la direction politique nationale, contrôle l’État bien au-delà de l’autorité normalement dévolue par le suffrage, domine l’univers de l’entreprise et exerce son hégémonie au sein des organes de contrôle, notamment judiciaire et médiatique, comme sans doute aucune force politique ne l’avait fait avant lui sous la Ve République ». Et de noter à très juste titre l’homogénéité sociologique et la convergence politique de ceux qui peuplent les instances de contrôle, des magistratures aux autorités administratives indépendantes.
Naît alors, comme système de gouvernement de cette société fluide et nomade un progressisme jamais très éloigné de ce « bougisme » diagnostiqué par Pierre-André Taguieff, et dont la nation est bien évidemment l’antithèse : comme le note Sainte-Marie, « la vision progressiste de l’humanité comme addition d’individus s’accommode mal de tout ce que l’idée nationale suppose de contraintes, d’autolimitations, de sacrifices même, bien loin de l’idée d’une maximisation des possibles de l’individu ».
D’où en partie sans doute, en 2018, la crise des Gilets jaunes, lorsqu’il est clairement apparu aux Français qu’au lieu d’une reprise en main de leur destin le nouveau locataire de l’Élysée entendait accélérer la fuite en avant. Références patriotiques, Marseillaise chantée dans des manifestations pavoisées de drapeaux national ou régionaux, les manifestants s’opposent à la mainmise sur l’État du bloc élitaire. Sainte-Marie analyse alors la violence par laquelle ce dernier réprime ce surgissement des exclus – répression policière et judiciaire, multiplication des lois liberticides, contrôle des médias, y compris des médias sociaux par les GAFA –, une violence telle que l’auteur se demande s’il n’y a pas mutation du régime. Mais, en retour, on a peut-être assisté pour lui, du côté des manifestants, à « une classe sociale prenant conscience d’elle-même », avec ses symboles et ses mots d’ordre. Un bloc populiste, donc, qui ne s’est pas rallié pas aux élections de 2019, à une « France insoumise » dont le discours est rendu inaudible par son approche de l’immigration, mais à un Rassemblement national qui, même peu présent, engrange les suffrages.
Reste la perspective de 2022. Sainte-Marie ne croit pas à l’union de la gauche, trop divisée, non plus qu’à celle de la droite hors Rassemblement national – réalisée en fait largement derrière Emmanuel Macron. Quant à la fameuse union « des droites », elle buterait pour notre auteur sur le fait qu’existerait « une différence de fond entre les électeurs de droite et ceux du RN : ce qu’ils perçoivent de leurs intérêts économiques », quand l’idée nationale qui a longtemps permis de dépasser cet antagonisme s’est estompée dans le discours d’une droite sinon mondialiste, au moins favorable à l’UE. Dans ce cadre, selon Sainte-Marie, « l’union des droites apparaît davantage comme une force d’appoint que comme une stratégie alternative à celle de Marine Le Pen ». Face au bloc élitaire il n’y aurait donc que ce bloc qu’Emmanuel Macron qualifie selon les discours de populiste, de nationaliste ou de conservateur, pour mieux effacer tout ce qu’il pourrait y avoir sur l’échiquier politique entre lui et le Rassemblement national. L’idée, on le sait, serait de se retrouver au deuxième tour de 2022 face à Marine Le Pen et de l’emporter par défaut. Mais Sainte-Marie conclut en notant que cette stratégie repose tout entière sur l’idée qu’un « plafond de verre » empêchera cette dernière d’obtenir la majorité, ce qui lui semble rien moins qu’évident. En attendant, force est de noter avec lui qu’après les fausses alternances droite/gauche nous sommes ici devant une « alternance interdite », avec une « dramatisation du débat politique [qui] rend celui-ci pratiquement impossible », ce qui induit une inquiétante montée aux extrêmes.
On ne fera qu’un reproche à Sainte-Marie : celui d’avoir laissé, à part dans son analyse de la France insoumise, la question de l’immigration comme point aveugle de cet ouvrage, comme si l’appartenance à une classe sociale gommait toutes les autres identités. Or il est manifeste que le bloc populiste, et les manifestations des Gilets jaunes de 2018 le prouvaient à l’envi, n’intègre pas des banlieues dont, pourtant, la catégorie CSP pourrait les rapprocher ; que les retraités, actuels soutiens du bloc élitaire, pourraient envisager d’autres économies pour garantir leurs retraites que la fin de services publics dont ils ont besoin au quotidien, et plus encore en constatant que leur sécurité est chaque jour plus directement menacée ; ou que les cadres, soutiens du même bloc élitaire, vont avoir sous peu de grandes difficultés à concilier leur vision méritocratique du monde et l’instauration par l’oligarchie de quotas de recrutement qui vont maintenant les concerner directement. Les tensions ainsi créées pourraient apporter au bloc populiste des éléments dont il manque actuellement, et c’est sans doute pourquoi on peut s’attendre de la part de l’oligarchie au pouvoir à une politique de répression sans faille sur cette question : dissoudre le peuple, « populiste » ou pas, dans un magma indifférencié est en effet devenu pour elle une question de survie. ■
Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017).