Par Francis Venciton
Capable d’analyser en permanence ce que désire le public, la société de distribution et de production produit frénétiquement des œuvres calibrées. Mais la dictature des vertueux menace d’uniformiser les créations théoriquement disparates.
Lorsque Netflix, en 2013, a décidé de devenir non seulement distributeur de films mais aussi producteur, les critiques ont aussitôt fusé.
Depuis, toutes les plateformes imitent Netflix, Amazon prime en tête. Il faut dire que Netflix a pu diffuser son film Okja en avant-première à Cannes, que son film Bright a été annoncé comme un film hollywoodien avec force publicité, que Roma a reçu le Lion d’or à Venise et trois oscars et qu’on annonce une pluie d’oscars pour son Scorsese et Mariage Story.
La vraie question intéressante est celle des modes de production de Netflix. Elle recouvre trois réalités : des productions mondiales, que Netflix diffuse dans le monde entier le même jour ; des co-productions avec une exclusivité quasi-mondiale, le coproducteur conservant les droits de diffusion sur son pays d’origine ; et des exclusivités nationales ou internationales, Netflix n’ayant pas produit le film mais en assurant la diffusion en exclusivité (Roma, par exemple). La question des productions est aujourd’hui vitale pour Netflix, car ce sont elles qui lui permettent d’attirer aujourd’hui une clientèle baignant dans un environnement de lecture en continu légal de plus en plus concurrentiel. En un an, la marge opérationnelle de la firme est passé de 7,5 % à 5,2 %, ce qui amoindrit la capacité de la plateforme à survivre si la croissance n’est pas suffisante.
Révéler en permanence le goût du public
Cependant, Netflix a un atout précieux pour que ses productions trouvent leurs publics : ses algorithmes. À chaque connexion, à chaque requête, Netflix constitue une base de données pour analyser la consommation de son public, mais aussi pour entrapercevoir ses attentes à travers les recherches effectuées et les choix arrêtés. Une production Netflix cherche donc à correspondre aux goûts de ses abonnés regroupés en communautés. Loin d’entraîner une logique de surenchère et de superstar, Netflix a produit des séries mélangeant des éléments très hétérogènes. Sa série phare House of Cards s’appuie sur une série de la BBC assez méconnue au plan international mais avec les superstars Kevin Spacey et David Fincher. D’autres films ou séries n’ont comme atout initial que l’univers de référence ou le créneau marketing explicitement visé. L’algorithme fournit le cadre conceptuel des productions. C’est d’abord la donnée qui prime, avec son lot de productions extrêmement calibrées : têtes d’affiche ruineuses pour la notoriété de la société, séries ethniquement marquées pour les marchés de niches, saupoudrage homosexuel pour éviter les critiques d’une communauté très aux aguets, coproduction nationale pour éviter d’apparaître comme un ogre américain – ce qui nous a valu le très bon Casa de papel espagnol et le non moins bon 1983 polonais.
On voit que le politiquement correct n’est pas un engagement éthique que Netflix mettrait au centre de sa production. L’étiquette LGBT, apposée avec plusieurs dizaines d’autres (acteurs, genres et sous-genres…) sur la fiche d’une œuvre, ne correspond ainsi nullement à des films homosexuels militants ou à des séries que les associations LGBT pourraient valider, mais à tous les films et séries impliquant un personnage homosexuel, même si celui-ci n’apparaît que quelques secondes. L’étiquette finit donc par correspondre à tout et n’importe quoi. Les catégories deviennent si vastes qu’elles perdent le sens. Ce qui laisse une grande liberté de traitement à certains marronniers contemporains.
Le politiquement correct, soluble ou dissolvant
Là où l’affaire devient intéressante, c’est qu’il peut finir par y avoir un gouffre entre la manière dont la chaîne vend certaines productions et leurs réalités. La série Dear White People est l’adaptation d’un film considéré comme le manifeste des noirs de la génération Obama. Passé sur Netflix, Justin Siemen devient le fossoyeur de l’esprit militant des générations noires et le dénonciateur de la bêtise du militantisme fanatisé. Step Sisters en est un autre exemple passionnant. Censé nous raconter l’histoire d’une confrérie d’étudiantes blanches (avec une noire) sauvée en apprenant à danser le step-in (une variété de danse hip-hop) avec une brillante étudiante noire, le film nous raconte l’intolérance du communautarisme noir et l’échec des familles nucléaires blanches. Dans un autre registre, Dumplin’ raconte comment une jeune fille obèse s’inscrit au titre de reine de beauté locale géré par sa mère pour dénoncer la violence faite aux grosses. À terme, l’héroïne trouvera son équilibre en s’appuyant sur cette institution traditionnelle. Et l’on pourrait encore multiplier les exemples.
Si cette liberté de traitement est évidemment réjouissante, et devrait même être considérée comme une norme artistique, la vérité oblige à dire que cela ne signifie pas que tous ces films sont une réussite ou que, sur le long terme, la morale contemporaine ne triomphe pas. L’affaire Weinstein a provoqué un vaste examen de conscience de l’industrie du cinéma américain – sous l’angle des abus sexuels – et a abouti à éjecter un certain nombre de figures. Dont Kevin Spacey, la star de House of Cards, ou Weinstein coproducteur de plusieurs œuvres comme la série Désenchantée dirigée par le créateur des Simpson, Matt Groenig. La première à avoir porté plainte contre lui est Alexandra Canosa, productrice justement chez Netflix.
L’épopée végane ?
Ce qui a donné lieu à des virages à 180 degrés : la série Glow, qui mettait en scène une brochette de marginales devenant des stars du catch, jette le catch aux oubliettes pour consacrer le gros des intrigues à la lutte des méchants contre la gentille héroïne devenue productrice à la force du poignet, à un cabaret de travestis et à l’époux parfait qui se révèle en fait homosexuel. Ironie du PC manié à la truelle : où est donc passée toute la galerie de personnages secondaires féminins attachants ? Quant à la dernière saison de la série Orange is the new black, elle néglige ses héroïnes pour développer un discours pathos sur l’immigration (quand on en arrive à mettre des enfants sans parents et sans avocats devant un juge pour dénoncer le traitement de l’immigration illégale, c’est bien qu’on est arrivé à une grosse limite du discours !).
Cela n’a pas pour autant transformé Netflix en chantre du politiquement correct, l’algorithme impose toujours sa loi (et tout le monde n’est pas exclusivement friand d’épopée végane où une homosexuelle réussit à lancer une ligne de maquillage naturel dans une banlieue défavorisée), mais cela a eu un impact sur la cohérence des séries dont la soumission aux canons du politiquement correct est directement proportionnelle à leur audience, donc à leur succès (ou inversement). Est-ce que le goût du public finira par convaincre les producteurs de renoncer aux banalités insipides des gens moraux, uniformisant tous les personnages quels que soient les univers, ou la tyrannie du politiquement correct finira-t-elle par conformer en amont tous les goûts ? ■
Article précédemment paru sur politiquemagazine.fr