Ces rubriques de JSF (Dans la presse et Sur la toile) sont destinées à ne pas nous satisfaire de l’entre-soi. A être familiers des analyses et de la pensée de ceux qui nous entourent, parfois très proches, parfois adversaires. Et qui exercent une influence forte sur l’opinion et l’intelligence françaises. A condition d’exercer notre réflexion propre, nous nous y enrichissons et souvent nous créons par là des contacts qui portent leurs fruits. Car nos idées, nos articles, aussi séduisent, bien au-delà de nos cercles. Ainsi, d’ailleurs de Zemmour lui-même, à l’évidence. Parfois plus – ou mieux – Action Française que nous ! (Mais pas tout à fait tout de même). Nous ne reprenons pas ces analyses venues d’ailleurs en les multipliant pour faire nombre. Nous les choisissons pour leur intérêt politique et leur utilité pour l’expansion de nos idées. Nous les discutons…
Dans Le Choc démographique, Bruno Tertrais admet l’importance de la démographie dans le bouleversement du monde. Mais il se perd dans ses contradictions à force de vouloir combattre les peurs. Il les combat d’ailleurs en agitant d’autres peurs : celles du racisme, du fascisme, du retour des années les plus sombres, etc. Zemmour sait que la politique ne se comprend ne s’explique et ne se développe qu’à partir de la géographie et de l’Histoire, l’une et l’autre fondées sur l’évolution démographique des peuples. [Figaro, 26 février].
On connaît tous le docteur Pangloss. Le célèbre personnage de Voltaire dans Candide incarne à jamais un providentialisme béat qui considère que tout ce qui arrive – même les pires catastrophes – est bel et bon pour l’humanité.
En matière d’immigration, depuis quarante ans, qu’ils soient démographes, politiques, universitaires, journalistes, patrons, les Pangloss sont légion. Notre dernier Pangloss en titre a pour nom Bruno Tertrais.
Dans son livre Le Choc démographique, le politologue s’emploie à réfuter les thèses qu’il juge catastrophistes, en gros celle du « grand remplacement », et en particulier celle de Stephen Smith qui dans son livre, La Ruée vers l’Europe décrivait l’Afrique comme une « salle d’attente de 1,3 milliard d’habitants aux portes de l’Europe », et dont on comprend très vite qu’il est la cible principale de l’auteur.
Tertrais nous inonde de chiffres pour mieux réfuter ceux du journaliste franco-américain. On restera extérieur à cette querelle ; on n’ignore pas qu’on fait dire ce qu’on veut aux chiffres. On connaît la fameuse formule de Churchill: «Je ne crois qu’aux statistiques que j’ai moi-même manipulées.» Surtout, on se méfiera d’autant plus des données de Tertrais qu’il cite quasiment à toutes les pages comme références suprêmes, les deux démographes François Héran et Hervé le Bras, qui, depuis quarante ans, ont été les militants les plus acharnés du multiculturalisme et de l’ouverture des frontières, véritables Lyssenko de l’idéologie immigrationniste, rêvant pour la France un destin métissé d’île de La Réunion, et ne voyant pas qu’ils lui préparaient plutôt celui du Liban.
« En même temps »
Tertrais, lui, le voit très bien. Car Tertrais est un Pangloss d’une espèce particulière, un Pangloss non leibnizien mais macronien, un Pangloss qui manie le «en même temps» qu’il croit emblème de modération, mais qui s’avère une impasse intellectuelle et surtout politique. En exergue de son ouvrage, l’auteur reprend la magnifique formule tirée du film québécois de Denys Arcand, Le Déclin de l’Empire américain: « Il y a trois choses importantes en histoire : premièrement le nombre, deuxièmement le nombre ; troisièmement le nombre » ; mais dès les premières pages, il nous dit tout le mal qu’il pense de la fameuse formule (faussement attribuée, paraît-il à Auguste Comte) : « La démographie, c’est le destin.»
On se perd avec Tertrais, adepte du « en même temps ». Ainsi, a-t-on compris que Stephen Smith ne dit que des bêtises, sauf quand il explique que c’est le développement économique qui favorise l’immigration (et pas l’inverse comme on nous l’a seriné pendant des décennies).
De même, Tertrais nous explique doctement que le « grand remplacement » n’existe pas ; puis, au détour d’une analyse sur la démographie européenne, il nous dit que l’Europe est en « dépopulation », mais pas en « dépeuplement ». Quelle meilleure démonstration du « grand remplacement » ?
Il n’y a pas de « grand remplacement », mais les blancs du Royaume-Uni sont minoritaires à Londres. Il n’y a pas de grand remplacement mais les blancs américains seront minoritaires en 2050. Il n’y a pas de « grand remplacement », mais 20 millions d’Allemands (le quart de la population) sont issus de l’immigration, et le nombre de résidents en France issus de la première ou deuxième génération d’immigrés est de 13 à 14 millions. Il n’y aura pas dans l’avenir « d’Eurabie », (Europe arabisée selon le terme inventé par la célèbre Bat Yor) mais beaucoup de « Londonistan ».
Selon Tertrais, ceux qui annoncent des guerres civiles en France et en Europe sont des prophètes de malheur, mais il connaît et reconnaît les travaux du sociologue suédois Gunnar Heinsohn qui a calculé un « indice de belligérance » pour les pays comprenant plus de 20 % de 15-24 ans. En clair, plus il y a de jeunes mâles dans un pays, plus on a de chances d’avoir des guerres: extérieures ou civiles. L’histoire de l’Europe a donné rétrospectivement raison à notre sociologue suédois : l’exubérante démographie française du XVIIIe siècle (la grande génération de 1750-1770 dont parle François Furet) donne la Révolution française et les guerres de Napoléon ; de même le pangermanisme et l’hitlérisme sont en partie les fruits de la puissance démographique allemande du XIXe siècle en quête de lebensraum.
Tertrais le reconnaît honnêtement : « Les guerres civiles depuis les années 1970 sont intervenues dans des pays connaissant de telles situations : Irlande du Nord, Sri Lanka, Liban, Algérie, Tchétchénie, Kosovo, Rwanda, Congo.» Avant d’ajouter : « Dans les états multiethniques ou aux populations peu homogènes, l’évolution des ICF (indices conjoncturels de fécondité) respectifs des différentes communautés doit être suivie avec attention, en tant qu’indicateur prédictif de tensions. » Mais il ne pousse pas l’honnêteté jusqu’à rappeler que la Seine-Saint-Denis est de loin le département le plus fécond de la France métropolitaine.
Tertrais s’empêtre dans ses contradictions. Il cherche la mesure et la nuance, mais on a l’impression croissante qu’il veut plutôt noyer le poisson. Comme s’il était effrayé par ce qu’il découvrait, et qu’il ne voulait pas l’avouer. Il nous somme de distinguer entre islam et immigration, mais il reconnaît que la plupart des pays africains pourvoyeurs d’immigrants sont musulmans. Prenant une légitime hauteur historique, il nous dit à juste titre : « On ne peut pas comprendre la montée en puissance au cours du XIXe, puis du XXe siècle, de la Grande-Bretagne, de l’Allemagne et de la Russie, ou des États-Unis et de l’URSS, sans le facteur démographique. » Il pourrait d’ailleurs ajouter le déclin de la France pour les mêmes raisons démographiques durant ce même XIXe siècle. Mais s’il admet que la démographie bouleverse la hiérarchie des puissances, il refuse d’accepter la comparaison pourtant probante entre la démographie africaine et européenne: au XIXe siècle, l’Europe représentait entre trois fois et quatre fois la population africaine. Au XXIe siècle, la proportion s’est exactement inversée. Au XIXe siècle, l’Europe a colonisé l’Afrique.
Mais au XXIe siècle, l’Afrique n’envahira et ne colonisera pas l’Europe. C’est Tertrais-Pangloss qui nous l’affirme. Mais on le croit d’autant moins que tout son livre prouve le contraire. ■
En 1965, lors du sommet des pays non alignés à ALGER, BOUMEDIENNE a eu cette parole prophétique qui est en train de se réaliser: Nous vaincrons l’Occident avec le ventre de nos femmes