PAR MATHIEU BOCK-CÔTÉ.
Cette chronique est parue dans Le Figaro d’hier 28.02. Comment ne pas rappeler de notre côté que le déni de nos racines – pas seulement chrétiennes, d’ailleurs, mais aussi européennes au sens rappelé jadis par le général De Gaulle – déni que Mathieu Bock-Côté dénonce ici avec force et lucidité – n’est rien d’autre que la poursuite ultime du programme révolutionnaire fondé sur l’idéologie de 1789 ? Ne pas remonter à la source ne serait-ce pas affaiblir la réaction salvatrice à mener ?
« Certains veulent accueillir Asia Bibi non parce qu’elle est persécutée, mais au nom du droit universel au blasphème que la France reconnaîtrait. Il y a là une forme singulière de contorsion mentale ».
L’histoire d’Asia Bibi ne nous est plus inconnue. Cette chrétienne pakistanaise était condamnée à mort chez elle pour blasphème depuis 2010. Pendant huit ans, elle fut emprisonnée, avant d’être libérée suite à une décision de la Cour suprême du pays en 2018, ce qui a provoqué moult remous et manifestations. De nombreux leaders religieux n’admettaient pas le jugement. La foule fanatisée voulait la pendre : tel devrait être le sort réservé aux apostats en terre d’islam. Elle a quitté le Pakistan, à la recherche d’un refuge, en passant notamment par le Canada, qui avait accepté de l’accueillir pour un an. On apprenait ces derniers jours qu’elle cherchait maintenant l’asile en France. Ils sont nombreux, à gauche comme à droite, à vouloir lui ouvrir la porte. Avec raison.
Bouleversante, cette histoire est aussi révélatrice. Trop souvent, dans le monde occidental, le droit d’asile est détourné, au point d’être devenu une filière migratoire à part entière. Une disposition juridique exceptionnelle imaginée en d’autres temps pour accueillir les dissidents véritables est aujourd’hui détournée à grande échelle, avec la complicité active d’associations immigrationnistes rêvant à l’abolition des frontières et allant jusqu’à criminaliser la volonté de les défendre, en oubliant, comme l’avait noté en son temps Bertrand de Jouvenel, que la frontière est justement nécessaire pour qu’un homme puisse la traverser et se protéger ailleurs de la tyrannie. Mais l’histoire d’Asia Bibi ne relève pas de cette logique. Nous sommes devant un cas authentique de persécution politico-religieuse : cette femme, qui aurait bien voulu rester chez elle, et s’y agenouiller paisiblement devant la croix, risquait pourtant sa peau pour sa foi. C’est pour de semblables cas que le droit d’asile existe et qu’il doit être honoré.
Ce cas de bon sens est pourtant embrouillé idéologiquement. Certains veulent accueillir Asia Bibi non parce qu’elle est persécutée, mais au nom du droit universel au blasphème que la France reconnaîtrait. Il y a là une forme singulière de contorsion mentale. Le droit au blasphème n’est rien d’autre que celui de contester librement les croyances sacrées des uns et des autres, qu’elles soient politiques ou religieuses, et il est loin d’être certain que les démocraties occidentales, qui restaurent aujourd’hui de mille manières le délit d’opinion, le protègent autant qu’elles le prétendent. Il n’est pas certain non plus que les Occidentaux doivent normaliser symboliquement et juridiquement la définition du blasphème qui prévaut dans une partie importante du monde musulman. S’il faut accueillir Asia Bibi, c’est parce qu’elle est victime de l’intolérance islamiste, qui ne tolère la diversité religieuse qu’en la soumettant et en l’humiliant officiellement, comme s’il fallait rouler le dhimmi dans la fange pour lui donner le droit de survivre.
Le mauvais sort d’Asia Bibi devrait aussi – et peut-être surtout – nous rappeler que malgré le discours qui présente les populations musulmanes récemment installées en Occident comme les victimes de violences islamophobes, les chrétiens demeurent les premières cibles de la persécution religieuse dans le monde. On pense notamment aux chrétiens d’Orient, longtemps négligés, presque oubliés, par un Occident incapable de ne pas voir le christianisme dans une position dominante. Leur sort s’est imposé depuis quelques années dans la conscience politique du Vieux Continent qui constate qu’on veut chasser le christianisme de son berceau et le couper de ses racines spirituelles les plus profondes. L’Europe, engagée depuis plus de deux siècles dans un processus de déchristianisation, renoue à travers eux avec la question fondamentale de ses origines, qu’elle ne veut peut-être plus renier.
Confessons néanmoins une inquiétude. Même en Europe, Asia Bibi sera-t-elle autant à l’abri qu’elle l’espère ? Certes, elle échappera aux foules lyncheuses de son pays natal, qui jugent normal d’exécuter les « blasphémateurs ». Il n’en demeure pas moins que l’Europe n’est plus le sanctuaire qu’elle souhaiterait être. Comment oublier l’histoire de Salman Rushdie qui a vécu l’essentiel de son existence sous surveillance policière, car la fatwa jetée sur lui pouvait se concrétiser à chaque instant. En France même, on se souviendra du mauvais sort réservé au philosophe Robert Redeker depuis 2006, qui a vu sa vie menacée pour s’être montré critique envers la figure centrale de la religion musulmane. Et tout récemment, l’histoire de la jeune Mila nous rappelait que le « blasphème » peut être sévèrement puni d’autant que les pouvoirs publics semblent se sentir impuissants à défendre ceux qui le commettent en certains « territoires ». Asia Bibi symbolise aujourd’hui la cause des chrétiens persécutés à travers le monde tout en révélant à l’Europe ses propres paradoxes existentiels. ■
Mathieu Bock-Côté est docteur en sociologie, chargé de cours aux HEC à Montréal et chroniqueur au Journal de Montréal et à Radio-Canada. Ses travaux portent principalement sur le multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question nationale québécoise. Il est l’auteur d’Exercices politiques (éd. VLB, 2013), de Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois (éd. Boréal, 2012) et de La dénationalisation tranquille (éd. Boréal, 2007). Ses derniers livres : Le multiculturalisme comme religion politique, aux éditions du Cerf [2016] et le Le Nouveau Régime (Boréal, 2017).