Par Antoine de Lacoste.
La rencontre du 5 mars entre Poutine et Erdogan a, comme prévu, débouché sur un accord.
Aucun des deux hommes n’avait intérêt à un échec : Poutine ne veut pas d’une confrontation militaire avec la Turquie et Erdogan a besoin de la Russie pour se sortir honorablement du piège syrien. Notons au passage que finalement Macron et Merkel n’ont pas été invités.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’accord est franchement en faveur des intérêts russes. En effet, il ne dit rien des reconquêtes territoriales de l’armée syrienne depuis l’été dernier, ce qui revient à les avaliser ; les postes turcs qui s’y trouvent encerclés le demeureront donc. L’autoroute stratégique M5, qui relie Damas à Alep, n’est pas mentionnée non plus. Rouverte après la prise de la ville de Saraqeb, elle fut de nouveau coupée lorsque les islamistes reprirent la ville lors de la « vengeance turque » après ses 33 morts causés par une frappe dont l’origine (russe ou syrienne) reste officiellement inconnue.
Depuis, l’armée syrienne, de nouveau aidée par l’aviation russe et 1500 combattants du Hezbollah (chiffre fourni par le Hezbollah lui-même), a repris Saraqeb. Cette fois les Russes ont été limpides : ce sont ses soldats qui patrouillent maintenant dans la ville et les Turcs n’iront plus aider les islamistes pour tenter de la reprendre.
A défaut de l’autoroute M5, c’est la M4 qui est mentionnée dans l’accord. Toujours en zone turco-islamiste, elle devra être rouverte à la circulation et bénéficiera d’un couloir de sécurité de 12 kilomètres, 6 de part et d’autre, avec des patrouilles communes russo-turques. C’est une énorme concession pour Erdogan : cela revient à offrir à Damas une portion de territoire islamiste que l’armée syrienne n’est pas encore parvenue à reconquérir. Cet axe routier relie Alep à Lattaquié, ville côtière qui est le fief des Alaouites, et donc de la famille Assad.
Au-delà du symbole alaouite, ces deux autoroutes permettront à la Syrie de retrouver ses principaux axes routiers. Ceci explique pourquoi Saraqeb fut l’enjeu de combats acharnés, car elle se situe à l’intersection de ces deux autoroutes.
Pour appliquer cet accord, les ministres russes et turcs de la Défense se rencontreront dans quelques jours. Ce ne sera pas facile, car la zone tampon définie autour de la M4 est occupée par des islamistes peu maniables.
Bachar el-Assad s’est déclaré satisfait (il faudrait être difficile…) mais les Américains ne sont naturellement pas de cet avis. Washington a annoncé que les Etats-Unis s’opposeraient à une déclaration du Conseil de sécurité de l’ONU qui soutiendrait cet accord jugé « prématuré ». La diplomatie américaine est toujours aussi consternante en Syrie !
Tout cela est bien sûr très fragile et en tout cas temporaire. Ce sont les petits pas chers à Poutine, qui, en l’espèce, lui permettent d’entériner les reconquêtes récentes tout en maintenant le fil avec le bouillant et inconséquent Erdogan accumulateur de fautes stratégiques.
Pendant ce temps, plusieurs navires de guerre russes ont été observés franchissant le Bosphore, afin de renforcer en hommes et en matériel (l’histoire ne dit pas lesquels et combien) un théâtre d’opération que Poutine maîtrise plus que jamais au grand dam de Washington. ■
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Les Européens de l’UE, toujours aussi faiblards et pusillanimes, devraient profiter de la situation pour montrer un soutien actif et sans faille à la Grèce et pour mettre une forte pression sur Erdogan (quel sera le résultat de la rencontre UE-Turquie en cours ? L’UE va-t-elle encore céder ?) et lui fixer quelques lignes rouges. Est-ce trop rêver ? N’a-t-on donc pas quelques moyens de pression économique contre la Turquie ? Et il faudrait, face aux Américains, mettre en cause son appartenance à l’OTAN, puisque son propre comportement agressif vis-à-vis de l’Europe est en évidente contradiction avec le soutien qu’il réclame impudemment pour ses actions militaires et d’occupation en Syrie. L’action diplomatique de l’Europe devrait consister à le fragiliser dans son pouvoir en Turquie où l’on voit qu’il est de plus en plus contesté dans sa stratégie de confrontation et de conquête.