Par Paul Sugy
Nous devons commencer demain mardi à publier l’entretien que Philippe Ariès avait donné, peu avant son décès en 1984, à Je Suis Français, alors mensuel papier, en quelque sorte ancêtre de l’actuel JSF. Cet entretien avait été réalisé par Pierre Builly, dont vous retrouvez ici-même les chroniques cinématographiques, chaque dimanche.
Voici que paraît sur FigaroVox [27.03] le très intéressant Grand entretien , sur Philippe Ariès que nous reprenons plus loin à titre d’introduction à nos publications des prochains jours. Le professeur d’histoire Guillaume Gros y répond aux questions de Paul Sugy. L’ensemble est remarquable.
En ces temps où la mort resurgit dans nos préoccupations collectives, le professeur d’histoire Guillaume Gros recommande la lecture de Philippe Ariès, qui était – entre autres – un spécialiste de l’histoire du deuil. Selon lui, tout démontre aujourd’hui la puissance des pressentiments et des observations de ce grand historien.
Dans un article que vous aviez consacré récemment au célèbre historien, vous aviez choisi pour titre: « Relire Philippe Ariès pour comprendre le présent ». La période actuelle semble vous donner plus que jamais raison. En quoi Philippe Ariès nous aide-t-il à mieux comprendre le contexte particulier dans lequel nous sommes plongés, et les contradictions dans lesquelles nous nous trouvons à l’égard des valeurs constitutives de la société moderne ?
Dans une société confrontée à l’accélération du temps, démultipliée par la vitesse de circulation des réseaux sociaux et la simultanéité d’une information individualisée, l’œuvre de Philippe Ariès mûrie dans la longue durée peut être un antidote.
Car ce qui a fait la force de ce traditionaliste non conformiste a été sa capacité, au cœur des Trente Glorieuses triomphantes, à ne pas se laisser berner par les sirènes du progrès lui qui, dans le même temps, a exercé un métier à la pointe du progrès, expert dans le domaine de la documentation. N’oublions pas qu’il n’était pas un historien professionnel même s’il intégra, en 1978, à la fin de sa vie, l’École des hautes études en sciences sociales.
Indubitablement, cette double casquette a été un aiguillon dans son rapport au réel et à la modernité. L’histoire a été pour lui, non pas un choix de spécialiste, mais un choix existentiel destiné à transférer dans son projet historique une culture politique héritée de l’Action française. C’est pourquoi il s’est intéressé à des sujets aussi essentiels que le rapport à la vie dans l’histoire des populations, le sentiment affectif dans la famille d’Ancien régime, l’homme devant la mort mais aussi la vie privée, autant de sujets cruciaux qui nous interrogent.
Philippe Ariès a montré comment la modernité a peu à peu évacué la question de la mort, qui était pourtant devenue centrale au Moyen Âge. Celle-ci est-elle en train de se réinviter au cœur de nos préoccupations collectives ?
Si la modernité a évacué la question de la mort, il faut bien voir, comme le montre Philippe Ariès, que dans un temps long, elle n’a pas toujours été centrale, de la même façon, à toutes les époques. C’est tout l’intérêt de ses thèses sur l’Homme devant la mort qui nous permettent de mieux comprendre ce qui se passe aujourd’hui et le fait que rien n’est inéluctable. Dans son schéma explicatif, Philippe Ariès distingue plusieurs périodes dans le rapport à la mort. La première est celle de la mort familière et apprivoisée jusqu’au XIIIe siècle à laquelle succède «la mort de soi» quand la mort devient un drame personnel et solitaire du moi. À partir du XVIIIe siècle, la mort est exaltée et dramatisée, période à l’origine du culte nouveau des tombeaux et des cimetières. Enfin, après la Première Guerre mondiale, triomphe «la mort interdite» qui est escamotée.
Pour Philippe Ariès, dans cette modernité dont vous parlez, disons, fin XIXe, début XXe siècle, selon les aires géographiques, on assiste à un double phénomène: d’une part la médicalisation de la mort fait que l’on meurt de plus en plus à l’hôpital – et non plus à la maison – sans les rituels qui permettaient d’accompagner le deuil et d’autre part le recul des testaments car le mourant ne serait plus acteur de sa mort faisant davantage confiance à sa famille. Le tout aboutissant, en effet, à évacuer la mort tant redoutée dans nos sociétés, «la mort interdite». L’incinération étant la forme la plus extrême de ce processus même si elle ne signifie pas pour autant qu’elle ne s’inscrit pas dans une démarche de deuil.
Est-ce parce que la mort n’est plus un prolongement naturel de la vie, mais une rupture scandaleuse et intolérable, que nous vivons avec tant de gravité cette épidémie ?
Il est certain que ce qui se passe actuellement avec cette soudaine invasion de la mort dans notre quotidien percute de plein fouet nos pratiques collectives. Ce qui se passe est différent des centaines de milliers de morts anonymes de la guerre en Syrie. C’est aussi différent des morts liés au terrorisme même si celui-ci a contribué à réinstaller la mort dans notre quotidien.
Dans nos sociétés surmédicalisées qui ont le culte du progrès, on ne pouvait pas concevoir qu’une simple épidémie provoque un tel bouleversement! Car au-delà du confinement, pratique sanitaire ancienne utilisée au temps de la grippe espagnole, c’est bien l’irruption brutale de la mort dans notre quotidien qui nous paraît intolérable: les images en Italie du Nord de cercueils évacués par l’armée, les premiers morts dans les Ehpad. Et nous qui nous croyions immunisés contre la mort, voilà qu’en plus, on nous interdit d’accompagner nos morts… Ou alors seulement dans le cadre d’une cérémonie réduite à la famille. Là sans doute, touche-t-on, une corde particulièrement sensible, dans notre subconscient, qui fait resurgir un legs que l’on croyait oublié et qui nous interroge sur nos attitudes et nos croyances.
Philippe Ariès est aussi l’historien de la famille, rempart à l’individualisme du monde moderne. Sommes-nous en train de faire collectivement l’expérience de l’importance de ce lieu premier de sociabilité, alors que toutes les autres formes de vie collective sont désormais proscrites ?
Il est difficile de répondre car nous n’avons évidemment pas assez de recul pour analyser une situation aussi complexe qui touche à l’intime et à la vie privée. Et tant la question de la famille échappe aux idées reçues… Peut-être vais-je prendre le contre-pied de votre constat !
En effet, partons d’une tendance de fond, que l’on observe depuis des décennies, à savoir le repli dans nos sociétés sur la vie privée et donc sur la famille et plus particulièrement la famille nucléaire réduite aux parents et aux enfants.
Ici la thèse de Philippe Ariès nous permet de comprendre cette focalisation moderne sur la famille. En se situant dans un temps long, l’historien observe notamment que sous l’Ancien Régime, où l’espérance de vie est peu élevée et où seulement deux enfants maximum sur plusieurs atteindront l’âge de 18 ans, la famille beaucoup plus ouverte sur la société n’a pas le rôle affectif qu’elle a aujourd’hui. L’enfant devient vite alors un adulte autonome.
En réalité, ce qu’il a observé, avec son œil de démographe, dans sa magistrale Histoire des populations françaises, parue en 1948, c’est, sur fond de contraception, la grande révolution démographique du XIXe siècle où l’enfant devient rare car ses parents souhaitent qu’ils réussissent: c’est la naissance de la famille nucléaire centrée autour de l’enfant et de sa réussite sociale et donc de l’école dont la durée de scolarisation ne cesse d’augmenter depuis. Je crois que cette idée est essentielle et nous permet de comprendre beaucoup de choses aujourd’hui. Le sentiment familial tel que l’a évoqué Philippe Ariès n’a jamais été aussi développé voire exacerbé: toute la vie familiale et affective est centrée autour de cet enfant qui doit réussir à l’école, exerçant d’ailleurs une pression très forte sur certains d’entre eux. Familles unies, recomposées, isolées, l’enfant reste le plus petit dénominateur commun qui oriente toutes les décisions au nom de son «intérêt»: c’est ce que les anthropologues d’aujourd’hui appellent « l’enfant du désir ».
Aussi, dans cette perspective, et pour essayer de répondre à votre question, oui la famille est bien ce premier lieu de sociabilité, refuge, pourrions-nous dire face à l’agressivité du monde moderne, ici du coronavirus. Et, dans le même temps, cette situation ne fait que renforcer un état de fait qui peut aussi avoir des effets secondaires si on peut dire: tyrannie de la vie privée et de la vie familiale. Ce tête à tête imposé par le confinement ne sera pas forcément toujours bien vécu : conflits entre parents et enfants, violences conjugales. Il suffit d’ailleurs de voir à quel point les réseaux sociaux sont appelés à la rescousse pour briser cet enfermement…
Pour nos lecteurs confinés qui en auraient l’envie, quels ouvrages d’Ariès recommandez-vous de (re)lire en priorité ?
J’aurais envie de répondre spontanément: tous! La majorité de ses livres est encore disponible. Tous ses principaux titres ont été réédités à partir des années 1970, au Seuil, notamment dans la collection «Points histoire» en format poche: l’Histoire des populations françaises, l’Homme devant la mort, l’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien régime ou encore les Essais sur l’histoire de la mort en Occident. Ces deux derniers se lisent comme des essais dans une langue très accessible car Ariès est un excellent vulgarisateur.
Enfin, n’oublions pas, l’Histoire de la vie privée, projet collectif qu’il a impulsé, à la fin de sa vie, avec Georges Duby, autre vulgarisateur de talent, dont les cinq volumes, aussi disponibles en poche, vont de l’Antiquité à nos jours. Certains de ses titres sont aussi disponibles en version électronique. ■ JSF
Philippe Gros est professeur d’histoire et de géographie. Spécialiste de Philippe Ariès, il est notamment responsable du site qui lui est consacré et auteur de l’ouvrage Philippe Ariès. Pages retrouvées (éd. du Cerf, 2020).
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